BloguesBrasse camarade

Les vraies affaires

Dans le cadre d’un débat, il faut faire flèche de tout bois.

Si vous avez 37 arguments potentiels, vous les utiliserez tous, en espérant qu’un ou plusieurs colleront suffisamment pour rallier le juge ou l’opinion publique. Pour répliquer à votre adversaire, vous attaquerez le principe, les détails, le timing, les objectifs, les conséquences, le fond, la forme et le messager. C’est dommage, mais c’est ça la game.

Évidemment, tous les arguments n’ont pas la même force. Certains sont trop prévisibles ou intéressés. D’autres sont simplement boiteux, absurdes ou peu convaincants.

Les arguments qui m’intéressent aujourd’hui sont ceux que j’appellerais les arguments « de façade ». On reconnaît les arguments de façade parce qu’ils violent le principe de réfutabilité — pour autant qu’on l’applique aux débats d’idées.

En science, le principe de réfutabilité veut qu’une affirmation soit « scientifique » si elle peut être prouvée fausse. Autrement dit, si vous affirmez quelque chose d’impossible à infirmer – les chakras de votre auréole sont dépotentialisés! — vous ne faites pas de la science. Pour être valides et acceptées, les théories scientifiques doivent être vérifiables par l’observation empirique, et donc susceptibles d’être contredites. Si les résultats d’une expérience ne correspondent pas à la théorie avancée, alors il faut scrapper la théorie ou la modifier en fonction des résultats.

En appliquant ce critère (injustement rigoureux) aux chicanes sociopolitiques, on obtient la proposition suivante: si une personne ou un groupe avance un argument en faveur d’une position, il faudrait normalement que l’argument contraire mène à la position inverse.

Exemple: Si Gaston affirme qu’il faut manger bio parce que c’est mieux pour la santé — mais que la science démontre subséquemment que, malheureusement, ce n’est pas le cas — alors on devrait s’attendre à ce que Gaston renonce à manger bio. Si toutefois Gaston continue de prôner une alimentation bio — en dépit du fait que son argument ait été réfuté — alors il faut conclure que son argument de la santé était un “argument de façade” : au fond, Gaston défend l’alimentation bio peu importe qu’elle soit meilleure pour la santé ou non. Sa conviction repose sur d’autres bases. Dans ce contexte, l’argument santé n’est pas très crédible puisque Gaston ne changerait pas d’idée s’il s’avérait faux.

L’actualité sociopolitique de la dernière année a fourni quelques exemples de ce genre de raisonnement qui, pour moi, a quelque chose de fallacieux. 

*            *            *

En juillet dernier, Équiterre et la Ontario Clean Air Alliance ont publié un rapport qui remettait en question la stratégie économique d’Hydro-Québec pour les prochaines années. Le rapport suggérait notamment que tous les nouveaux projets hydroélectriques (dont celui de La Romaine) seraient trop coûteux et contraires aux intérêts d’Hydro-Québec.

Je n’ai rien contre Équiterre, Steven Guilbeault ou le mouvement environnemental en général. Je suis même assez fondamentalement d’accord avec leurs objectifs, et parfois avec leurs moyens.

Mais je suis agacé quand je vois des environnementalistes essayer de se faire passer pour des consultants en rentabilité. Pas que la rentabilité ne soit pas importante. Elle l’est, beaucoup. Mais tout le monde sait que la recherche des profits n’est pas la « première priorité » d’Équiterre.

Le combat des environnementalistes n’est pas pour une planète plus rentable, mais pour une planète plus propre, saine et durable. Si tout ça amène la rentabilité, c’est évidemment tant mieux, mais ce n’est pas l’objectif principal. Certains visionnaires contemporains n’hésitent d’ailleurs pas à affirmer que la poursuite sérieuse d’objectifs écologiques passe par un appauvrissement de l’Occident.

Bref. Quand Équiterre fait la promotion d’un plan énergétique vert en invoquant des arguments de rentabilité, je ne peux pas m’empêcher de sourire. Et si le plan écologique s’avérait non-rentable, est-ce qu’Équiterre choisirait le plan polluant? Bien sûr que non. L’argument de rentabilité ressemble fort à un argument de façade.

*            *            *

Comiquement, on a aussi vu l’argument inverse quelques mois plus tôt.

En février 2010, l’Institut économique de Montréal publiait un article où on avançait que – contrairement à ce que l’on croit généralement – l’alimentation locale était souvent plus nuisible à l’environnement que la consommation mondialisée, et que pour protéger la planète il fallait favoriser au maximum les échanges commerciaux internationaux.

L’IÉDM est un think tank qui milite entre autres pour la liberté de marché et contre le protectionnisme sous toutes ses formes. C’est parfaitement légitime.

Mais j’ai la même réaction en voyant l’IÉDM jouer les environnementalistes que j’ai en voyant Équiterre jouer les économistes. Pas que l’IÉDM se foute nécessairement de la planète. Mais il est clair que le combat écologique n’est pas sa priorité.

S’il s’avérait que, dans les faits, les fraises californiennes sont plus polluantes que les fraises du Québec, je serais très surpris que l’IÉDM se mette à vanter les mérites de l’alimentation locale, des barrières tarifaires et de la souveraineté alimentaire.

*            *            *

Plus récemment, la classe politique s’est beaucoup intéressée à l’essai “Le Remède imaginaire”, de Benoît Dubreuil et Guillaume Marois. L’essai en question tente de démontrer que — contrairement à ce que l’on croit — l’immigration ne constitue pas une solution au problème du vieillissement de la population et à la pénurie de main d’oeuvre au Québec. L’essai suscite une certaine controverse.

Je ne connais pas MM. Dubreuil et Marois et je ne remets pas en question la rigueur de leur analyse. Je ne suis pas spécialiste des questions qu’ils soulèvent non plus, donc difficile pour moi de juger du fond des choses. Et je ne leur prête pas d’intentions malicieuses ou déshonorables: je suis d’accord avec eux qu’on devrait pouvoir débattre d’immigration sans passer pour raciste, tout comme on peut critiquer la politique israélienne sans être antisémite.

Mais depuis la parution de l’essai, j’ai l’impression persistante d’être en présence d’arguments de façade, tout scientifiques soient-ils.

MM. Dubreuil et Marois sont des chercheurs universitaires, mais ce sont aussi, semble-t-il, des militants souverainistes assez engagés. M. Marois a déjà publié sur la tribune libre de Vigile.net et M. Dubreuil siège au conseil général de la Société Saint-Jean Baptiste.

Il n’y a rien de mal à bloguer sur des sites partisans ou à militer pour la SSJB, évidemment. Mais la SSJB n’est pas un institut économique ou démographique : c’est un groupe voué à la défense farouche de la langue et de l’héritage français, et à la promotion de l’indépendance du Québec. Les positions de la SSJB ne dépendent pas vraiment de considérations économiques ou démographiques: les seules choses qui comptent sont la promotion du français, la lutte à l’anglais (et même au bilinguisme) et l’indépendance du Québec.

Or il est bien connu que le fameux « vote ethnique » penche davantage vers le Canada que le Québec et que, si l’on en croit les sondages, les immigrants sont maintenant perçus comme la principale menace pour la culture francophone. Dans ce contexte, et considérant ses objectifs politiques, il serait étonnant que la SSJB voit l’immigration d’un très bon œil. Ce n’est pas du racisme; c’est un calcul politique élémentaire.

Dans la présentation de leur essai, MM. Dubreuil et Marois écrivent qu’il existe « des raisons morales, humanitaires, sociales, culturelles, linguistiques ou politiques » d’être pour ou contre une politique d’immigration, mais que leur ouvrage n’en traite pas et qu’il s’en tient uniquement aux « aspects démographiques et économiques ». Autrement dit: les autres font de la politique, mais nous on fait de la science. Venant de deux auteurs militants (en apparence), l’affirmation fait sourire.

S’il s’avérait que – contrairement à la thèse du Remède imaginaire — l’immigration constitue effectivement un remède au vieillissement de la population et à la pénurie de main d’œuvre au Québec, est-ce que la SSJB et les militants de Vigile.net changeraient leur fusil d’épaule pour appuyer une immigration massive? J’en doute énormément.

Tant que l’immigration apparaîtra aux yeux de ces groupes comme une menace pour le français et le rêve d’indépendance du Québec, les arguments économiques et démographiques contre l’immigration, aussi précis soient-ils, riquent fort de n’être, eux aussi, que des arguments de façade.

*            *            *

Loin de moi l’idée d’empêcher qui que ce soit de proposer tous les arguments possibles pour défendre une cause, quelle qu’elle soit. S’il le veut, l’IEDM peut invoquer le réchauffement climatique pour réclamer des baisses d’impôts, et la CSN peut demander une révision du Code du travail pour des raisons artistiques. 

Mais, comme je le disais plus haut, tous les arguments n’ont pas la même valeur. Et j’ai l’impression que beaucoup de gens, dont moi, préfèrent se faire dire les vraies affaires que de perdre notre temps avec des arguments de façade.