Il n’y a pas, a priori, de lien entre les maths et le bonheur.
Le calcul — politique, comptable, social — ne rend pas particulièrement heureux. Et les gens qui croient à une solution mathématique ou scientifique à tous les conflits et problèmes de l’humanité font généralement dans le scientisme, cette idéologie stupide si chère aux extrémistes de tout acabit.
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Cela dit, on m’a récemment rappelé la formule simple (et simpliste) voulant que le bonheur soit égal à la différence entre les conditions de vie d’une personne et ses attentes. Sous forme d’équation: Condition – Attentes = Bonheur.
L’équation n’a rien de véritablement scientifique ou sérieux, mais elle codifie quelque chose d’instinctivement vrai. Quand un athlète est favori pour remporter une course mais qu’il termine deuxième, c’est une déception. Mais quand un type qu’on n’attendait pas sur le podium termine troisième, c’est la jubilation. (Les parallèles électoraux seraient faciles à faire ces jours-ci…) Même chose au plan personnel : quand une personne se marie par amour en rêvant d’une vie de couple éternellement palpitante, elle a plus de chances d’être déçue que celle qui entre dans le mariage (même arrangé) avec des attentes moindres.
Etc, etc.
Si on l’accepte (même pour s’amuser), l’équation implique qu’on peut théoriquement augmenter le bonheur d’une personne (ou d’une société) en modifiant la réalité, ou les attentes. Autrement dit, on rendra les gens plus heureux soit en améliorant leur condition, soit en diminuant leurs attentes.
Politiquement, ces deux approches me semblent assez bien cadrer avec les visions opposées de la droite et de la gauche, que la scène politique fédérale devrait illustrer au cours des quatre prochaines années.
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Quand elles ne sont pas corrompues, la gauche et la droite politiques visent toutes deux, chacune à leur manière, à augmenter le « bonheur » social. Elles partagent le même objectif fondamental — rendre les gens plus heureux — mais divergent quant aux moyens : la gauche est plus égalitaire et collectiviste, la droite plus individualiste et non-interventionniste. Les défenseurs honnêtes de la droite et de la gauche croient avec la même ferveur qu’ils militent pour un monde meilleur, que leur recette est la bonne, et que leurs opposants vivent dans l’erreur. C’est très touchant.
La gauche mise surtout sur la première ligne de l’équation du bonheur: elle promet d’améliorer la condition des gens, et particulièrement des laissés pour compte. La gauche propose des programmes sociaux qui, notamment, redistribueront l’argent des riches vers les pauvres. Elle promet de réformer la société (incluant certains rôles et institutions traditionnelles) pour éliminer l’oppression, la discrimination et les inégalités. Elle appuie la création d’institutions de dialogue et de conciliation comme moyen d’atteindre la paix et la justice dans le monde. Elle considère que les personnes affaiblies ou défavorisées ont le droit d’attendre de l’État qu’il s’occupe de leur bien-être.
Ce faisant, la gauche peut améliorer le sort de plusieurs personnes. Mais elle crée aussi des attentes, parfois démesurées, qui, lorsqu’elles sont déçues, peuvent laisser les gens aussi heureux (ou malheureux) qu’avant.
La droite, elle, mise davantage sur la deuxième ligne de l’équation: la réduction des attentes. Elle enseigne que les gens doivent avant tout compter sur eux-mêmes et leurs proches, et non se fier à un état présenté comme dysfonctionnel, froid et bureaucratique. Elle croit (parfois) à l’égalité des chances, mais ne se fait pas d’illusion sur la possibilité de réformer utilement certains rôles et institutions historiques, et ne croit pas qu’il soit possible ou souhaitable d’éliminer toute forme d’inégalité. En matière internationale (et ailleurs), elle se méfie de la rectitude politique et tient pour acquis qu’en dernière analyse, la recherche de l’intérêt personnel ou national l’emportera toujours sur les bons sentiments.
Parce qu’elle ne promet pas grand-chose (sauf des baisses d’impôts), la droite se protège en partie contre la déception. Cela dit, si les conditions de vie chutent avec les attentes, la population ne s’en trouvera pas plus heureuse non plus.
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A priori, il semblerait donc que l’équation du bonheur ne départage pas aisément d’option politique supérieure entre la gauche et la droite. Ce qu’elle fait par contre, c’est indiquer ce que seraient sans contredit la pire approche (promettre la lune, et livrer des miettes) et la meilleure (ne rien promettre, et tout changer).
Sur quoi je conclus logiquement (en me rappelant Ionesco) que pour le bonheur des masses, la politique rêvée, c’est de parler à droite et d’agir à gauche. De promettre d'être sans-coeur, mais de s'occuper des gens en contrebande.
C’est drôle, les maths.