Toute la planète est maintenant au courant des deux chroniques de Nathalie Elgrably-Lévy sur le financement de la culture, ainsi que des nombreuses répliques qu’elles ont suscitées (incluant celles de Simon Jodoin sur ce site).
Les réponses que j’ai lues étaient bonnes, et faisaient toutes plus ou moins la démonstration que, contrairement à ce que prétend Mme Elgrably, la culture est ou peut être un investissement rentable pour l’État. On a aussi fait remarquer que Mme Elgrably avait elle-même indirectement bénéficié de subventions culturelles, et qu’elle les cautionnait (toujours indirectement) via son siège au conseil d’administration du Groupe TVA.
Tout ça méritait d’être écrit et lu. Et pourtant je reste sur ma faim.
Ce qui m’agace, c’est l’impression qu’on a concédé trop de terrain à Mme Elgrably en essayant de faire la démonstration que la culture est une activité rentable, et qu’il est légitime de la subventionner pour cette raison.
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La prémisse de Mme Elgrably est simple, et superficiellement séduisante par son égalitarisme radical: tout le monde est pareil, toutes les industries sont pareilles, donc il n’y a pas de raison qu’un travailleur X (artiste) soit soutenu par l’État alors qu’un travailleur Y (plombier) ne l’est pas. Et puisque (toujours selon Mme Elgrably), l’État n’est pas là pour maintenir artificiellement en vie des entreprises non-viables, il va de soi que les subventions à des entreprises déficitaires (qu’elles soient artistiques ou gazières) n’ont pas raison d’être. C’est simple, c’est cohérent, c’est propre, c’est libertarien, c’est utopique.
Dans la vraie vie du plancher des vaches, où la plupart d’entre nous habitons, même sur le Plateau, les idées-éprouvettes de Mme Elgrably n’ont aucun sens.
C’est la droite qui aime qu’on dise les vraies affaires? Alors disons-les: toutes les industries ne sont pas pareilles, et il est normal que l’État les traite inégalement.
Personnellement, et sans avoir fait de thèse sur le sujet, je vois trois catégories d’activités socioéconomiques.
D’abord le secteur “commercial” où, effectivement, seule la rentabilité compte vraiment. La production et la vente de souliers, de iPads, de massages et de portes-et-fenêtres. À part établir des stantards de qualité ou de sécurité, l’État n’a pas trop à intervenir dans ce secteur.
Puis le secteur “utilitaire”: la production et la vente d’énergie, l’assurance, les banques, le transport aérien ou ferroviaire, etc. Dans la plupart des cas, on parle encore d’entreprises privées rentables (parfois très rentables), mais qui oeuvrent dans des secteurs névralgiques, quasi-publics. Dans ces cas, il est normal que l’État encadre davantage, et qu’il soutienne occasionnellement une entreprise ou une industrie en difficulté.
Puis il y a le secteur que j’appellerais de la “mission d’état”: éducation, santé, filet social, culture. Ici, a priori, il n’est plus question de rentabilité. Ces activités doivent certainement être organisées de manière pratique, efficace et viable, mais leur but premier ne relève pas d’une logique économique primaire. Le rôle que joue l’État dans ces secteurs est motivé par des considérations éthiques, morales ou politiques. On ne préserve pas les vieillards de l’indigence et on ne soigne pas les malades parce que c’est rentable, mais parce que ce serait inhumain de ne pas le faire. On n’éduque pas uniquement les gens pour qu’ils soient plus riches, mais parce que la connaissance libère et fait avancer le monde.
Et on ne soutient pas les artistes et leur travail parce que c’est rentable, directement ou indirectement, mais parce que la culture forme l’identité, qu’elle fonde la fierté et qu’elle distingue l’humain de l’animal, ou du robot. La contribution des artistes à la société ne se calcule pas principalement en dollars comptabilisés à la fin de l’année fiscale: elle peut s’étendre sur des siècles, et elle se compte en révolutions, en dévotion et en vocations.
Peut-on débattre de qui devrait recevoir des subventions, quand et comment, des places respectives de la “haute” culture et de la culture populaire, du mode de financement, des montants, des structures et du talent des uns et des autres? Absolument, autant que vous voulez.
Mais de grâce, ne tombons pas dans le piège de justifier le soutien à la culture et aux artistes en invoquant leur rentabilité. L’activité culturelle a certes des incidences commerciales, mais elle n’est pas économique dans son essence, peu importe les formules et les oeillères de certains.
🙂
C’est en fait la prochaine étape.
1) Démonter l’argument trompeur de l’interlocuteur
2) Proposer sa propre lecture de la valeur culturelle.
😉
Le problème en toutes choses (ou presque), c’est qu’on peut toujours faire dire n’importe quoi à… n’importe quoi.
Pourvu que ce soit d’une « logique » très élémentaire, d’un simplisme en accord avec ce que plusieurs considèrent comme relevant du « gros bon sens ».
Raisonnements complexes, nuances, et tout ce qui demande un peu de réflexion frapperont le plus souvent un mur d’incompréhension. Une idée s’avère de la sorte plus populaire qu’une autre non pas du fait qu’elle soit la meilleure des deux, mais tout simplement parce qu’elle est… plus populaire.
Pour ne pas dire populacière.