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Je n’ai besoin de personne en Chevrolet Suburban

La semaine dernière j’ai donné un coup de main à une amie qui devait rapporter des trucs chez IKEA. Elle n’a pas de voiture et les items en question étaient énormes — une trentaine de boites, dont une de 36 pieds carrés. Fallait louer une van, ou quelque chose dans le genre.

Sauf qu’on était dimanche, que c’était complètement improvisé et que, vérification faite, aucune van n’était disponible, nulle part. J’ai fini par appeler une place au centre-ville pour demander ce qu’ils avaient de plus gros de disponible. Ils m’ont dit qu’ils avaient un Chevrolet Suburban pour quelques heures. J’ai dit Ok.

Le Chevrolet Suburban est doté de 642 cylindres et de 7974 chevaux-vapeurs, il pèse 200 tonnes et mesure 34 pieds de long par 22 pieds de large. C’est la fusion entre une limousine, un porte-avion et un match de baseball.

Cela dit, la caractéristique essentielle du Suburban n’a rien à voir avec sa puissance, sa taille ou sa consommation d’essence. Le Suburban, c’est un état d’esprit.

Dans un autre véhicule — voiture, vélo, ou autre — vous faites partie du trafic. Vous êtes dans la ville, sur la route, ou pris dans un embouteillage — un parmi d’autres, avec tout le monde.

Dans un Suburban, vous êtes dans une bulle de métal, de verre et de coussins, protégé et isolé du bruit et de l’agitation ambiante, même dans le trafic. Confortable, climatisé et insonorisé (le blindage est optionnel), vous contrôlez votre univers, en sécurité dans votre tank aux vitres teintées, sur le cruise control.

Le Suburban, c’est essentiellement le prolongement sur roues des gated communities qui existent aux États-Unis depuis des années : ces municipalités privées, propres, sécuritaires et homogènes — littéralement entourées de murs — où l’on déménage pour se protéger du reste du monde. (Le reste du monde étant inévitablement perçu comme menaçant, chaotique ou hétérogène.)

Les gated communities n’existent pas au Québec à ce que je sache (l‘île des Soeurs est sans doute ce que nous avons de plus ressemblant) mais le syndrome associé est bien vivant ici aussi.

Évidemment, quand on est dans la trentaine urbaine, il est de bon ton de critiquer les anxiétés banlieusardes. Ca paraît bien aux yeux de sa clique et ça donne l’impression d’une certaine supériorité morale.

Mais le fait est que la popularité du Suburban (pour ceux qui peuvent se le payer) est due à un sentiment tristement réel et profond: la peur des autres et le désir de vivre sur une (fausse) île déserte. Le Suburban ne porte pas son nom pour rien. Il incarne certaines valeurs des banlieues de partout: le désir d’avoir sa maison à soi, son terrain à soi, sa piscine à soi — un lieu où l’on puisse vivre, enfin, le plus possible en vase clos, à l’abri de l’enfer des autres.

On peut en rire. Mais ça ne fait que perpétuer les chicanes de clochers sans confronter les problèmes sous-jacents.

Comment en sommes-nous arrivés à une société – apparemment moderne et occidentale — dont plusieurs personnes veulent s’isoler? Pourquoi cette anxiété? Que s’est-il passé pour que tant de gens soient aussi méfiants envers leurs concitoyens? Est-ce la faute des propagandistes xénophobes ou autres épouvantails sociaux? Est-ce à cause d’une faillite quelconque de l’État ou de la société civile? La société québécoise, ou canadienne, ou occidentale, est-elle devenue à ce point impersonnelle et atomisée qu’on ne fait plus confiance à personne? Faut-il blâmer le vieillissement de la population? Le matérialisme? La dérive identitaire, nationaliste ou multiculturelle? Le tissu social serait-il davantage raccommodé par un rôle accru, ou réduit, de l’État? Faudrait-il s’ouvrir, ou se fermer, davantage au reste de la planète? Est-ce une question d’éducation, de classes sociales, ou de générations?

Je ne sais pas.

Mais je sais que je ne veux pas vivre dans une société où chacun vit dans une bulle blindée et homogène — dans un bungalow de banlieue ou un Chevrolet Suburban — tout en cultivant la peur de l’autre et des rapports artificiels, entretenus par les réseaux sociaux et des institutions anonymes.