Le mouvement Occupons Montréal — fils de Occupy Wall Street, cousin des Indignados d’Espagne, descendant des révolutions arabes — entame son deuxième mois cette semaine.
Ce qui a commencé il y a bientôt un an par une révolte populaire en Tunisie — déclenchée par le suicide d’un jeune à qui on demandait un permis pour vendre des légumes — a fait tache d’huile pour devenir un mouvement global de contestation.
L’indignation s’est adaptée: en Égypte on se battait pour la démocratie, l’ouverture et l’emploi, contre une dictature vieille 40 ans. À Madrid on se bat contre un taux de chômage de 46% chez les jeunes. À Wall Street, on dénonce plusieurs choses, mais surtout les inégalités fulgurantes et la disparition du rêve américain, kidnappé par une oligarchie toute puissante.
(Un problème qu’on retrouve partout: le chômage des jeunes.)
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On l’a dit et redit: la situation québécoise n’a rien à voir avec la situation égyptienne, espagnole ou même américaine. Le Québec est un des endroits les plus égalitaires de l’Amérique du Nord. Mais, ici aussi, on dénonce un système qui ne fonctionne plus.
Depuis le début, les Occupants ont présenté leur absence de revendications précises comme une force plutôt qu’une faiblesse. L’argument paraissait acceptable, du moins pour un temps. Les sociétés occidentales sont complexes, les solutions aux problèmes aussi. On peut déchirer sa chemise sans avoir de plan en dix étapes dans sa poche de pantalon.
Cela dit, après des semaines et des mois, la manifestation doit s’articuler autour de quelque chose de plus clair. C’est correct de démarrer un mouvement sur un sentiment révolutionnaire mais, tôt ou tard, il faut aboutir sur un programme quelconque.
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N’en déplaise à ceux qui ont besoin d’épouvantails pour recycler leurs notes de science po du cégep, les Occupants ne semblent pas être des bolchéviques révolutionnaires.
Lors de sa visite du square Zuccotti, Agnès Gruda n’a rencontré aucun manifestant “qui remette en question le principe même de l’économie de marché”. Un sondage — réalisé par un agent de FOX News qui cherchait désespérément à assimiler le mouvement à une frange communiste — n’a trouvé que 4% des manifestants favorables à une “redistribution radicale de la richesse”.
Que veulent donc ces manifestants qui acceptent apparemment le principe du libéralisme tout en dénonçant les inégalités? Personne ne peut le dire exactement. Ça ratisse large. Il n’y a pas de leaders affichés.
Mais s’il fallait imaginer une demande de base, on arriverait peut-être à celle-ci: la fin des inégalités illégitimes.
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Les sociétés nord-américaines fonctionnent quand tout le monde adhère à un certain pacte: travaille fort, respecte les règles, et tu réussiras. Or ce credo est devenu impossible à suivre pour plusieurs, et notamment les jeunes. Le système est brisé de plusieurs manières. J’en propose trois. Il y en aurait d’autres.
1. Une société à deux vitesses. Des dirigeants d’entreprises ou de sociétés d’État qui encaissent des bonis alors même que leurs institutions font des pertes. Des patrons congédiés avec des parachutes en or alors même que leurs employés doivent affronter le chômage sans aide. Des travailleurs imperméables aux aléas de l’économie à cause de leur permanence ou de leur ancienneté, alors que les autres doivent s’adapter aux circonstances changeantes. Des investisseurs passifs imposés à moindre taux que des travailleurs actifs. Etc.
Ce système à deux vitesses ne passe plus. On n’accepte plus que certaines catégories de personnes fonctionnent à l’abri de toute imputabilité, ou qu’elles soient protégées de certaines réalités qui s’imposent au reste des gens.
2. Une société immobile. Le rêve américain reposait sur l’idée que n’importe qui — immigrant, pauvre, marginal — pouvait améliorer sa condition et réussir sa vie grâce à son talent et la sueur de son front. C’est cette promesse (certains diront ce mirage) qui a toujours justifié les inégalités en Amérique: tant qu’il était possible de passer d’une classe sociale à l’autre, on acceptait la game, même quand elle était dure.
Malheureusement, tout indique que la mobilité sociale est plus limitée que jamais. Aux États-Unis, la probabilité de passer du 40% le plus pauvre au 40% le plus riche est trois fois plus faible qu’elle était dans les années 1940. Dans 96% des cas, on a essentiellement recréé des castes: on naît riche, ou pauvre, et on le demeure. (La situation est moins prononcée au Québec et au Canada.)
Le problème n’est pas facile à régler. Mais ici comme ailleurs, la solution passe inévitablement par des mesures favorisant l’égalité des chances. En commençant par un redressement majeur de la qualité de l’éducation publique, à tous les niveaux.
3. Des inégalités disproportionnées. Même en acceptant les inégalités inhérentes à une société libérale, il y a des limites. C’est une chose d’accepter que certains méritent de gagner plus que d’autres — mais de combien? Dix fois? Trente fois? Soixante fois? Quand on arrive à 350 fois, on a certainement traversé une frontière.
Il semble qu’on pourrait, sans trop de difficulté, ramener un peu de décence dans le système, tout est restant loin des écueils du collectivisme radical.
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Ces propositions font-elles fausse route? Sont-elle complètement à côté du consensus qui se dégagera peut-être, éventuellement, des mouvements d’occupation? Peut-être. Elles iront certainement trop loin aux yeux de certains, pas assez pour d’autres. Peu importe.
L’idée est d’amorcer une discussion pour qu’un mouvement qui commence à s’essouffler ne meure pas sans avoir laissé derrière lui des pistes de réflexion tangibles. L’indignation, en tant que révolte authentique, me semble trop importante pour qu’elle finisse discréditée par un groupe trop occupé à rêver pour s’abaisser à changer la vraie vie.