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Crise politique en trois temps

La grève étudiante a 70 jours. C’est devenu une crise politique importante, dont les dérapages se sont aggravés depuis une semaine. Personne ne veut vivre dans une société où l’escouade anti-émeute se déploie quotidiennement pendant que le premier ministre fait des blagues sur les émeutiers.

Dans un contexte aussi volatile, certains choisissent de fouetter leurs troupes jusqu’au sang. On glorifie son camp et on rejette toute la responsabilité sur l’autre. On appelle les Rouges à encore plus de résistance et de désordre, et les Verts à une réponse encore plus musclée et catégorique. Et on fait un pas de plus vers le gouffre.

Ou on peut tenter de calmer le jeu — en commençant par distinguer, de manière urgente, trois crises simultanées, qui nécessitent des réponses différentes.

La première — la moins grave — c’est la question des droits de scolarité. C’est un débat relativement précis. Le gouvernement a annoncé la hausse l’an dernier. C’est un enjeu qui revient périodiquement depuis des décennies au Québec. Sans faire l’unanimité, l’appui au dégel et à l’augmentation progressive des frais est majoritaire, tant que la hausse ne restreint pas l’accès aux études pour les étudiants défavorisés. Nonobstant les débats idéologiques sous-jacents, il s’agit d’une mesure qui fera ultimement passer de 13% à 17% la contribution moyenne des étudiants au coût de leurs études, la part du lion étant encore assumée par la collectivité. On ne propose pas un système à deux vitesses. Une majorité d’étudiants ne sont pas en grève. On peut être en désaccord et manifester, bien sûr. Mais cet enjeu, en soi, ne semble pas mériter une révolution.

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Puis il y a une deuxième crise, plus grave celle-là, qui a fini par prendre le dessus sur la première. Elle résulte de l’amalgame de plusieurs questions distinctes, sans lien clair avec les frais de scolarité: le Plan Nord, les scandales dans la construction, le financement des partis politiques, la question linguistique, les gaz de schiste, le régime minier, les inégalités sociales, etc.

Aux yeux de certains (minoritaires mais plus radicaux), toutes ces crises ont fini par faire perdre sa légitimité au gouvernement. Peu importe que Jean Charest ait été élu démocratiquement et que des élections soient imminentes: pour ces gens, l’opposition au gouvernement a atteint un point où ils ne se sentent plus liés par ses décisions, ou par l’État de droit en général. Cette impression d’un gouvernement illégitime encourage et justifie le vandalisme, le refus d’obéir aux injonctions, les appels à la révolution, etc. On résiste au gouvernement comme on se battrait contre l’Apartheid: en refusant de se soumettre à l’autorité d’un État qu’on ne reconnait plus.

Évidemment, cette approche dégénère rapidement en chaos. À partir du moment où l’on se considère autorisé à défier un gouvernement démocratique dont on n’aime pas les politiques — peu importe le parti au pouvoir — tout est permis. La même logique pourra être invoquée par n’importe quel groupe suffisamment répugné par ses dirigeants: fédéralistes opposés à un gouvernement souverainiste, progressistes opposés à un gouvernement conservateur, pollueurs opposés à un gouvernement écolo, etc. C’est la fin d’un pacte essentiel pour toute société.

Dans un régime qui n’est pas totalitaire — et le Québec est très loin d’être totalitaire — la solution au ras-le-bol, c’est de changer de gouvernement aux prochaines élections. Elles pourraient avoir lieu dès ce printemps, sinon d’ici 6 ou 12 mois. En attendant, la démocratie ne dort pas: on peut manifester, on peut marcher, on peut plaider sa cause sur toutes les tribunes.

Mais dans un régime démocratique aussi ouvert et encadré que le nôtre, refuser l’État de droit — abuser de ses droits, violer des injonctions, tolérer le vandalisme — c’est ouvrir la porte au chaos et à la destruction incontrôlée. C’est remplacer l’arbitrage pacifique et institutionnel des conflits par la loi du plus fort, et donner carte blanche aux jusqu’au-boutistes. Les plus faibles en sortent rarement gagnants.

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Puis il y a une troisième crise, plus grave et plus profonde encore. C’est la perte de confiance dans tout l‘appareil politique et ses institutions — un cynisme et une colère qui dépassent largement les critiques visant le gouvernement actuel.

C’est le sentiment que le « système » lui-même ne fonctionne plus, même pour certains qui en font partie. Que l’administration publique est inefficace, opaque et déconnectée. Que les partis politiques sont largement vétustes. Que tout fonctionne par cliques et par réseaux. Que les dés sont pipés contre la pensée à long terme. Que trop d’institutions publiques et privées fonctionnent à deux vitesses. Que le mode de scrutin et les lignes de partis dénaturent la vie politique. Que les décisions difficiles et les projets ambitieux s’écrasent sous le le poids du statu quo. Que l’État est impossible à réformer et les citoyens otages de groupes d’intérêts. Et que le rêve et l‘utopie sont les seules alternatives possibles à cette réalité bloquée.

Si peu de gens sont prêts à faire la révolution pour changer le gouvernement actuel, le nombre de personnes découragées par la démocratie contemporaine semble tragiquement élevé. J’ai presque envie de dire que c’est la majorité.

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Comme d’autres, je ne vois pas comment on pourrait réalistement régler ces trois crises d’un coup.

La hausse des frais de scolarité est une question étroite dont on peut débattre concrètement. Le gouvernement aura le dernier mot. C’est normal: il a le droit de mettre en oeuvre ses politiques et d’appliquer les lois. Cela dit, si les étudiants acceptent le principe du dégel et d’une hausse progressive, le temps semble venu pour une discussion constructive concernant les modalités. Si les grévistes refusent le principe de la hausse et que la ministre maintient le cap — ce qu’elle risque fort de faire — les étudiants devront attendre qu’un prochain gouvernement fasse marche arrière.

La solution à la crise de confiance envers le gouvernement Charest est plus simple: il suffit d’élire quelqu’un d’autre aux prochaines élections. Si le Québec était un régime totalitaire, soumis à une dictature violente et corrompue, je serais le premier à plaider pour la révolution — comme en Tunisie ou en Égypte. Mais personne de sérieux ne peut comparer notre situation à celle de ces pays. Et aucun gouvernement québécois responsable — fut-il péquiste, libéral, caquiste ou solidaire — ne peut tolérer que l’opposition à ses politiques s’exprime via le vandalisme, l’abus de droit et le refus des injonctions. Dans ces cas, l’enjeu n’est plus la mise en oeuvre d’une politique précise, mais la préservation nécessaire de l’État de droit.

La troisième crise est la plus complexe. Elle ne se réglera ni dans la rue, ni aux prochaines élections. Les réformes nécessaires transcendent les partis et leurs politiques et impliquent des idées originales, qui risquent fort de venir de nouvelles voix, de divers horizons, d’une autre génération. (Et pas nécessairement de porte-paroles professionnels des « jeunes ».) Des idées circulent, concernant le mode de scrutin, le vote électronique, l’indépendance des députés, le financement des partis, des mesures de démocratie directe, un État plus flexible et moins bureaucratique, des instances non-partisanes, etc. Il y en a d’autres. Si le prochain gouvernement veut sérieusement renouveler la vie civique du Québec, il devra s’attaquer en priorité à cette question et instaurer un chantier crédible — non-partisan et ouvert à tous — pour entendre et implanter les meilleures idées. Ce sera la meilleure défense contre les révolutions futures.

D’ici là, le conflit précis sur la hausse des droits de scolarité devrait pouvoir se régler via des discussions sur les modalités de la hausse. L’opposition fondamentale au gouvernement Charest devrait se préparer à la prochaine campagne électorale. Et ceux qui rêvent d’une démocratie ressuscitée doivent formuler les idées qui inspireront une population qui meurt de soif.