BloguesLes vers de tête

La Air Rockstar

Crédit @ Mario Testino
Crédit @ Mario Testino

J’ai appris à marcher en essayant de faire du moonwalk. Mes premiers mots étaient en fait une tentative de balbutier les paroles de Karma Chameleon. Hélène Laurin, elle, c’est sa motricité fine qu’elle a développée à grands coups d’Air Guitar. 

Qui n’a jamais eu le réflexe, en entendant sa chanson préférée, de fendre l’air avec une guitare imaginaire? Peut-on vraisemblablement se retenir de mimer la fameuse passe de drum de In the Air Tonight? À force de se poser la question à la blague, elle a fini par s’imposer pour Hélène Laurin, chercheure en médias et musique populaire, qui en a fait son sujet de mémoire de maîtrise, dans la stupeur générale. Mémoire qu’elle a par ailleurs adapté en livre, Les filles aussi jouent de l’Air Guitar, à paraître l’automne prochain aux Éditions Ta Mère.

Officiellement, le premier championnat dit mondial d’Air Guitar a eu lieu en Finlande en 1996. Depuis, un réseau international assez bien organisé s’est développé et compte aujourd’hui seize pays participants. À chaque année, ceux-ci doivent mettre sur pied des compétitions régionales, puis nationales pour qu’enfin les gagnants s’affrontent au grand championnat mondial, qui cette année se tiendra à la fin août, en Finlande.

Outre l’originalité, les participants sont évalués sur leur capacité à être emportés par la musique, leur présence sur scène, le mérite technique, à savoir respectent-ils l’objet imaginaire qu’ils brandissent, et enfin l’impression artistique en général. En d’autre termes, on cherche à savoir si le concurrent transcende le fait d’imiter un guitariste pour en faire une nouvelle forme d’art en soi, ni plus ni moins.

Le 6 juin dernier, Hélène a remporté la toute première régionale tenue au Québec depuis 2008, et est maintenant dans la course pour le titre de championne canadienne de cette discipline qui, aussi loufoque soit-elle, se prend au sérieux. J’ai eu envie d’en savoir plus. Je me suis donc entretenue avec la Air Rockstar…

CB : Est-ce que l’on naît champion d’Air Guitar ou est-ce qu’on le devient?

HL : On le devient! Comprendre la mythologie du rock et de la rock star, et ensuite la concentrer dans un 60 secondes d’enfer, le tout en dénotant la rigolade, c’est tout un art qui s’apprend! Bien sûr que de connaître les rudiments de la guitare électrique aide, mais ce n’est pas nécessaire non plus; nous avons tous déjà vu un guitariste électrique jouer, donc il s’agit surtout de répéter ces mouvements, ce n’est pas très sorcier au fond. Mais ce qui départage les champions des amateurs, ce sont les connaissances de la culture rock. Par exemple : les faces. Les guitaristes électriques font souvent des mimiques absolument hilarantes pour démontrer l’ampleur de leur transe musicale. Ben il faut faire ces faces-là au moment de la compétition! En somme, il faut plus connaître son rock que connaître la guitare électrique, mais même s’il s’agit d’un savoir moins formel et plus intuitif, ça se développe au fil des années, au fil des observations et des analyses.

CB : Dis-moi, comment se déroule une compétition d’Air Guitar?

 HL : Dans le cadre du réseau du championnat mondial d’air guitar, il y a habituellement deux rondes au concours. Tout d’abord, une ronde libre, où le compétiteur «joue» son extrait de 60 secondes qu’il a préalablement choisi. Ce 60 secondes là peut être n’importe quoi : 60 secondes ininterrompues d’une même chanson, un montage d’une même chanson, un montage de plusieurs chansons. Après cette ronde, les finalistes participent à la ronde imposée; ils doivent démontrer leur capacité à improviser sur un extrait de 60 secondes choisi par les organisateurs de la compétition. Avec un peu de chance, les compétiteurs connaissent déjà la chanson et le solo, sinon, eh ben, GO!! À Montréal, la ronde obligatoire s’est déroulée en deux «mini-rondes»; chaque finaliste a eu à venir deux fois sur scène pour cette ronde et choisir deux numéros, qui étaient associés à une chanson du répertoire classic rock. J’ai trouvé que c’était une bonne manière de procéder, car on ne savait vraiment pas ce qui nous attendait.

CB : C’était quoi ta toune de ronde libre?

HL : Cherry Bomb des Runaways. J’avais un personnage qui cadrait bien avec la pièce, soit une écolière rebelle.

https://www.youtube.com/watch?v=0rmUW1Xb_tY

CB: Comment se prépare-t’on pour une telle competition?

 HL : Selon ce que j’ai observé, il y en a qui ont manifestement préparé leur performance des semaines à l’avance. Leur choix de costume, leur chorégraphie et leur précision sont trop élaborés pour avoir été faits rapidement. De mon côté, c’était un peu le contraire, même si j’ai décidé d’entrer dans la compétition moins de 48 heures avant la fin de la période d’inscription. En fait, j’avais mon personnage en tête depuis plusieurs années, depuis ma rédaction de mémoire de maîtrise en 2006, plus précisément. Donc j’ai simplement dû réunir les pièces du costume et me maquiller (ce que je ne fais pas souvent!).

Pour ce qui est de la musique, j’ai écouté mon extrait musical toute la journée en vue de la compétition. Je voulais démontrer que je connaissais vraiment bien la chanson, et sa partie de guitare électrique, bien sûr. Les air guitaristes qui m’impressionnent le plus ne sont pas ceux (et celles) qui se garrochent partout, mais bien ceux et celles qui démontrent une telle connaissance de la musique qu’on dirait que la musique émerge d’eux! Ce sont ces air guitaristes que j’ai voulu émuler. D’ailleurs, une des juges m’a dit que j’étais la seule compétitrice qui semblait connaître les tounes, vous devinez comme j’étais fière de moi!

CB : Au départ le phénomène était essentiellement masculin. Est-ce que la vapeur est en train de changer?

 HL : hmm, je ne saurais dire. C’est extrêmement varié à chaque année. En 2008, au championnat international, y’avait ZÉRO fille. En 2011, y’en avait quatre! Habituellement, il y en a deux ou trois par championnat au niveau international. Cela dit, je dois avouer que ça ne me surprendrait pas qu’il y ait davantage de filles aux niveaux régional et national. C’est plate à dire, mais c’est encore difficile pour les filles de prouver leur crédibilité rock, ou même musicale. Quand j’ai commencé ma recherche pour mon mémoire de maîtrise sur l’air guitar, en 2005, une de mes collègues à l’université m’avait révélé qu’elle n’avait jamais fait d’air guitar, parce qu’elle trouvait ça «pas féminin». J’ai été très étonnée par cette justification, mais elle témoigne de quelque chose, quand même!

Pour les filles qui trouvent ça ben correct de faire de l’air guitar, c’est pas toujours facile de se faufiler parmi les premières positions. Pas assez sexy, trop sexy; trop «mâle», pas assez «féminine»; trop timide, trop de cran… disons que la ligne à adopter pour avoir du succès comme femme air guitariste est très mince! Selon les recherches féministes en musique populaire, les femmes musiciennes (les vraies musiciennes) font face à ce genre de complications constamment, donc c’est pas nouveau non plus. En résumé, j‘aimerais pouvoir dire que ça s’améliore, mais il est difficile de voir une tendance positive nette. Je vois deux moyens de changer les choses : dans un premier temps, qu’il y ait plus de femmes musiciennes et artistes, et dans un deuxième temps, que les femmes musiciennes et artistes qui en ont ras-le-bol du traitement différent qui leur est réservé dénoncent leur situation.

Mais bon, personnellement, pour le moment, ça s’est bien passé! Hourra! Mais il faudra que je répète l’exploit pour la compétition nationale, avec un nouveau personnage. Je vais proposer un truc et on verra si ça passe!

Et c’est ainsi que se referme ma fenêtre sur l’univers des compétitions d’Air Guitar. En regardant quitter Hélène, je réalise que bien que mieux informée, je n’en reste pas moins confuse. Qu’à cela ne tienne, au diable les voisins, je me gâte sur une toune de Bowie. Qui sait si en 2016 je ne laisserai pas tomber ma p’tite gêne pour aspirer, moi aussi, au titre de championne…