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Suoni Per Il Popolo 2014 : Nouveaux horizons

Philip Jeck [par Vincent Giard, aencre.org]
Philip Jeck [par Vincent Giard, aencre.org]
Le festival Suoni Per Il Popolo solidifie depuis plusieurs années son statut de festival incontournable à Montréal. Ce qui a commencé comme un modeste festival de musique expérimentale se déroulant dans la Casa del Popolo (qui était deux fois plus petite) et la Sala Rossa est devenu une gigantesque organisation présentant des concerts partout à Montréal pendant trois semaines. L’Usine C, la Brasserie Beaubien, le Café Résonance, l’Hôpital général juif, le National, la SAT et la Piscine Schubert ne sont que quelques-uns des lieux présentant désormais la programmation du festival. Il n’était pas trop rare cette année de croiser des festivaliers qui s’arrachaient les cheveux de la tête à force de tenter de faire des choix parmi l’horaire trop plein du festival. Voici un retour sur le festival présenté cette année et ses bons et moins bons coups.

Volet expérimental

Bien que ne se définissant pas eux-mêmes strictement comme des musiciens noise, Aaron Dilloway et Pharmakon sont tous les deux bien appréciés par le public aimant la musique plus bruyante et les deux artistes ont offert des performances concises et de haut calibre, toutes en théâtralité et en intensité. Pharmakon s’est retrouvée à la Sala Rossa en compagnie de groupes plutôt pop et sa musique décalait donc légèrement avec le reste de l’affiche. Sa performance a cependant été des plus enlevantes, un quart d’heure bien rempli de claviers bruyants et de cris d’horreur dans la bonne vieille tradition de Prurient et Wolf Eyes. Avec un fil de micro de 40 pieds de long, Margaret Chardiet se promenait dans la foule pour hurler dans le visage des spectateurs ou pour les bousculer. J’ai même eu la chance d’être empoigné par les cheveux par Chardiet, qui a crié quelque chose de relativement aggressif à un centimètre de mon visage. Comme présence scénique, c’était plutôt difficile à ignorer mais surtout bien satisfaisant. Pharmakon est l’une des rares artistes dans la musique expérimentale qui cherche encore à déstabiliser les spectateurs dans son interaction avec le public et s’est bien ainsi. Aaron Dilloway s’est également démarqué sur les planches de la Casa del Popolo avec un court set surtout centré sur l’utilisation de bandes, de sa voix et d’un énorme morceau d’acier amplifié. L’approche de Dilloway est toute en finesse, se développant lentement vers un chaos contrôlé où le roulement des bandes devient de plus en plus intrusif, tandis que celui-ci utilise sa voix pour transporter la pièce ailleurs. L’aspect le plus remarquable de la performance est la façon dont celui-ci semble entrer dans la peau d’un personnage tourmenté et instable, personnage qui en vient à caractériser la façon dont il utilise sa voix, rajoutant un aspect dramatique que l’on ne voit que trop rarement en concert. Les concerts de Pharmakon et de Dilloway ont été deux des moments les plus forts du festival, de grandes performances où régnait l’expérimentation sans filet de sécurité.

Philip Jeck n’était pas venu à Montréal depuis quelques années et il s’est présenté à la Sala Rossa en compagnie de l’artiste vidéo Michaela Grill et du projectionniste Karl Lemieux. Les deux pieds bien plongés dans la musique expérimentale, l’oeuvre de Jeck est difficile à déchiffrer, celui-ci utilisant tables-tournantes, claviers, et échantillonneurs pour créer une musique flirtant parfois avec le bruitisme minimaliste mais qui demeure toujours d’une beauté sans nom, progressant à un rythme lent mais toujours juste, arrivant à des climax grandioses et riches en texture. Ce fut une performance de maître que les éléments visuels de Lemieux et Grill ont bien sûr enrichi par leur beauté et leur complexité, une chimie opérant efficacement entre les trois artistes. Malheureusement, Richard Skelter et Autumn Richardson ont présenté en première partie un concert d’une banalité surprenante. Derrière deux ordinateurs, ceux-ci ont fait jouer un enregistrement d’instruments à corde d’une durée de près d’une heure qui semblait avoir été légèrement modifié électroniquement. Comme performance, il aurait été difficile de trouver quelque chose de plus ennuyant.

Kyle Bobby Dunn est un jeune artiste canadien dans la fin vingtaine qui est déjà actif depuis plusieurs années dans la musique expérimentale électronique. Habitant auparavant à Brooklyn, il est installé depuis peu à Montréal et présentait son troisième concert en sol montréalais à la Piscine Schubert sur le boulevard St-Laurent. Par souci de professionnalisme, j’ai donc assisté au concert en maillot de bain et dans la piscine. Le bâtiment de la Piscine Schubert étant un énorme cube en brique, il était difficile de savoir si l’acoustique de la salle allait faire dérailler le spectacle. Vêtus de leurs vêtements de plage, Dunn et son comparse Josh Barsky ont débuté le concert en créant un léger drone à la guitare et au synthétiseur. Au cour d’une performance toute en minutie et en patience, Dunn et Barsky se sont affairés à augmenter graduellement le volume et l’intensité de leur son continu, ajoutant graduellement une plus grande variété de sons et de textures. Jamais dissonant mais surtout statique, la pièce habitait l’ensemble de la vieille bâtisse, devant avec le temps un drone étourdissant et lourd rempli de fins détails. Après une trentaine de minute, l’amplificateur de Dunn s’est simplement éteint dû à un problème technique, mettant fin à la performance d’une façon à la fois décevante mais appropriée. Josh Barsky a ensuite présenté quelques chansons électro-pop avec Dunn l’accompagnant discrètement à la guitare, créant une transition plutôt farfelue et inintéressante qui n’avait pas du tout l’impact de la pièce centrale de Dunn. Une fin douteuse pour un évènement tout de même bizarre qui a heureusement donner l’occasion à Dunn de présenter une pièce bien intéressante.

Volet jazz

Malheureusement, la place réservée au free jazz a semblé moins importante cette année que lors des éditions précédentes. Bien que la série de concerts présentée au Café Résonance semble bien prometteuse, la présence de grands noms du free était moins grande que ce à quoi le Suoni nous a habitué. Le plus grand coup du festival a été d’amener le Die Like A Dog Trio de Peter Brötzmann, Hamid Drake et William Parker, groupe n’ayant pas été sur scène depuis plus d’une décennie. Peter Brötzmann est depuis toujours un ovni dans le monde du jazz, l’un des rares musiciens à s’être tenu presque strictement à un son au cours d’une carrière qui dure depuis maintenant cinquante ans. Formé dans les années 1990, Die Like A Dog était un véhicule free jazz pour Brötzmann, formé de la section rythmique réputée de William Parker à la contrebasse et Hamid Drake à la batterie, en plus du regretté Roy Campbell à la trompette. À l’époque, Die Like A Dog fut possiblement le groupe le plus “traditionnel” au sein duquel Brötzmann évoluait. Plusieurs excellents albums sont parus, tous caractérisés par les rythmes complexes qui swinguent de Parker et Drake et les explosions de sons du saxophone de Brötzmann. Si ce fut un plaisir de renouer avec la virtuosité de Drake et les expérimentations de Brötzmann (je ne peux en dire autant pour le jeu de contrebasse de Parker), la présence du trio à la Sala Rossa avait les allures d’un rendez-vous manqué. Pour la plupart du concert, Brötzmann s’est contenté de jouer de tout sauf de son fameux saxophone ténor tandis que Parker semblait manquer d’énergie pour suivre le peut-être trop énergique Drake. Jamais les trois légendaires musiciens ne se sont unis pour réellement être un trio qui avance ensemble, sombrant trop souvent dans l’expérimentation par tâtonnement qui laisse les spectacteurs sur leur faim. Si l’on peut se réjouir d’avoir la chance d’entendre Brötzmann en 2014, on aurait pu souhaiter que le groupe l’accompagnant démontre une plus grande chimie.

Le trio free jazz de musiciens américains et norvégiens Boneshaker était aussi l’un des concerts les plus attendus par les fidèles du festival. Il faut dire que le bassin de fans du batteur Paal Nilssen-Love continue de grandir de façon exponentielle et que tout projet de celui-ci semble attirer les foules. Paal Nilssen-Love est actif depuis une vingtaine d’années déjà et un peu comme Brötzmann, il s’est taillé une place dans le monde du free jazz en conservant une énergie et une “virilité” dans son jeu tout au cours de son parcours. Boneshaker le réunit avec Mars Williams aux anches et Kent Kessler à la contrebasse. Bien que Mars Williams se soit permis quelques envolées mélodieuses (souvent en solo), la majorité de la performance du groupe était basé sur ce qui a fait la marque de commerce de ces trois musiciens, un free jazz agressif où l’énergie de la section rythmique est souvent à son comble et dans lequel le saxophone peut se permettre d’être dissonant à souhait tout en repoussant les limites des sons pouvant sortir de l’instrument. Les trois jazzmen se sont aussi permis de se diviser parfois en duo ou bien d’offrir des moments en solo de qualité. Il est bien difficile de ne pas apprécier les prouesses techniques présentes dans ce type de musique. Il est par contre évident que les festivaliers se rendant au concert dans le but d’être surpris par Boneshaker allaient être déçus par la prévisibilité du concert. En première partie, le duo Not the music s’est lancé dans de l’improvisation libre plus près de l’avant-garde que du free jazz caractérisant la tête d’affiche. Le bassiste Éric Normand et le clarinettiste et saxophoniste Philippe Lauzier forment un duo intéressant car ceux-ci ont des approches qui semblent par moments diamétralement opposées. Si Normand semble en transe et perdu dans le moment présent, Lauzier semble avoir une approche très contrôlée et médiculeuse à son jeu aux instruments à vent. Le résultat devient bien intéressant, le spectateur assistant à un jeu de bras de fer entre le chaos contrôlé de la basse électrique et ce qui semble être une structure inébranlable de sons continus créés par la respiration circulaire aux instruments à anche.

Volet rock

Si l’expérimentation de la musique avant-garde, du free jazz et du noise occupe toujours la majorité du calendrier du Suoni, la programmation rock du festival n’a jamais laissé à désirer. Cette année, le festival s’est permis d’inviter deux poids lourds du rock expérimental américain. Débarqué à la charmante Brasserie Beaubien, le trio Magik Markers a offert une performance atypique qui a débuté de peine et de misère avec Elisa Ambrogio à la batterie plutôt qu’à la guitare. Les chansons étaient plutôt simples, trop rigides et sans intérêt. Une fois le switcheroo instrumental terminé, le groupe a réellement pris son envol, se permettant des pièces de plus en plus longues avec une intensité et un volume de plus en plus élevés. Bien que le groupe a fait son nom en étant les acolytes de Sonic Youth et en se bâtissant une réputation de groupe bruyant, c’est la beauté des longues pièces heavy remplies de solo de guitares à la J. Mascis qui est l’arme secrète du groupe. On a vu particulièrement vu l’expertise des Markers lors des derniers morceaux du groupe et on en aurait pris encore plus. À la Sala Rossa, les vétérans du rock expérimental Bardo Pond ont aussi offert une performance de rock expérimental qui défrise. Les frères Michael et John Gibbons sont un solide duo aux guitares et ils ont développé un son qui est à la fois relativement traditionnel et plutôt hors du commun. Le fan de Neil Young et celui des Spacemen 3 auraient tout deux été rassasiés par le travail des frères Gibbons. Ce qui surprend par contre avec le son Bardo Pond, c’est la présence au chant de Isobel Sollenberger dont la voix puissante et mélodieuse détonne avec le côté plus sale du groupe. Sollenberger ne laisse pas indifférent, soit on aime, soit on se tanne. Après plus d’une heure, j’étais malheureusement passé dans le deuxième camp. En première partie de Bardo Pond, le groupe NearGrey a présenté son matériel inspiré du métal expérimental de Sunn 0))) et de OM. Si le matériel est bien écrit, la présence scénique était minime et l’intensité de la performance laissait à désirer mais il faut se rappeler que le groupe n’a que quelques concerts derrière la cravate.

On ne peut parler du Suoni de 2014 sans mentionner la présence de l’un des plus grands groupes à s’être produit au festival jusqu’à présent, Swans. La troupe de Michael Gira s’est produite à guichets fermés au National sur la rue Sainte-Catherine. Comme lors du passage du groupe en 2012 à Montréal, l’enthousiasme de la foule était bien palpable et la salle était remplie à craquer bien avant que Swans ne monte sur scène. Michael Gira a ressuscité le groupe dans le but d’aller de l’avant et les concerts du groupe sont avant tout une occasion de présenter le nouveau matériel du groupe. Heureusement pour nous, l’album To Be Kind nous a permis de renouer avec un Gira plus agressif qui ne se gêne pas pour hurler et faire ses simagrés vocales inusitées. Bien sûr, Swans a aussi gardé son côté plus atmosphérique et mélodieux présent sur The Seer et My Father Will Guide Me Up A Rope to the Sky, se permettant des moments musicaux plus exploratoires par moments. Il n’y a pas de doute, Swans est l’un des groupes les plus versatiles sur scène comme sur disque et ses différences facettes sont toujours présentées avec une expertise inégalée. Ce fut un concert à la hauteur des attentes bien élevées du public qui fut présenté en sol montréalais.

Le quintet de l’état de New York Perfect Pussy jouait à Montréal pour la troisième fois en six mois lors du Suoni Per Il Popolo. Malheureusement, l’engouement semblait moins important que lors de ses performances à guichets fermés et c’était une foule clersemée qui s’est présentée à la grande Sala Rossa pour voir le groupe. Égal à lui-même, le groupe a joué quelques minutes de punk rock très bruyant avec un son assez brouillon où le synthétiseur et la guitare noyaient le son du reste du groupe. La rumeur veut que la chanteuse Meredith Graves demande aux preneurs de son avec lesquels elle travaille de baisser le volume de son micro et cela semblait visiblement être le cas ce soir-là. Bien que l’agressivité et la rapidité du groupe donnent le goût de danser, le groupe ne semble n’utiliser que cette seule recette pour l’instant. En première partie, le groupe montréalais Sacral Nerves a offert sa meilleure performance à ce jour, le son bien clair (tout un contraste avec le groupe suivant) permettant de bien saisir le labyrinthe de riffs décousus qui caractérise le groupe. La chanteuse Esther Splett était en pleine forme aussi, habillée d’un de ses costumes de scène rappelant à la fois le Village de Nathalie et de la pornographie à la sauce sci-fi et chantant ses paroles scabreuses tout en parsemant le tout de cris perçants. Sacral Nerves est un groupe audacieux et unique qui réussit brillamment à déstabiliser le public et à s’amuser avec le malaise.

La maison de disques Constellation est un partenaire de longue date du festival Suoni Per Il Popolo et y présente régulièrement un showcase de ses divers groupes de musique. Cette année, la maison de disques présentait ses deux plus jeunes recrues, le très populaire groupe de punk rock Ought ainsi que le groupe de rock expérimental Avec le soleil sortant de sa bouche. Également au programme était un groupe qui n’est pas membre de la famille Constellation, Harsh Reality. Harsh Reality est l’un des meilleurs groupes des dernières années à Montréal et bien que le groupe soit relativement jeune, leurs chansons sont étonnamment complexes, présentant l’aggressivité et l’énergie de Nirvana côte à côte avec l’expérimentation de the Dead C et de Swans. Bien que ce ne fut pas son meilleur concert, Harsh Reality a rajouté un côté plus lourd et sombre à la soirée et ce fut bien apprécié. Avec le soleil sortant de sa bouche est un projet réunissant des membres de Fly Pan Am, Panopticon Eyelids et Pas Chic Chic. Si le projet a débuté il y a quelques temps comme un grand ensemble mêlant la musique électronique et l’Afro-beat, il est maintenant un quartet beaucoup plus rock, rappelant Sonic Youth par moments, tout en gardant encore des touches d’Afro-beat et surtout des rythmes qui font bouger. Le chant de Jean-Sébastien Truchy est peu conventionnel et davantage utilisé comme l’un des instruments du groupe que comme l’élément principal du son d’Avec le soleil tandis que les guitares réussissent avec brio la tâche pas toujours facile d’être à la fois complexes et dissonantes tout en servant le rythme des pièces. La présence de Ought à l’affiche a amené bon nombre de spectateurs qui se sont rapprochés de la scène dès qu’Avec le soleil eut fini de jouer. Ought bénéficie déjà d’une réputation enviable et la salle a été toute d’ouïe du début à la fin. Jouant les pièces de son album ainsi que quelques pièces inédites, le groupe montréalais a présenté un spectacle bien rodé. Chaque membre du groupe est solide sur scène, rendant bien ce qui est paru plus tôt cette année sur More Than Any Other Day. Il faut d’ailleurs souligner que Tim Beeler est un remarquable guitariste qui rappelle parfois les tandems Mercer/Million des Feelies et Lloyd/Verlaine de Television. Il semble cependant y avoir un côté plus froid à Ought qui fait en sorte que l’on sent une distance entre le groupe et la salle, comme si le moment et l’endroit de la performance n’avait pas nécessairement d’impact sur le groupe. Il faudrait que le groupe arrive à pouvoir dépasser l’acte de présenter son matériel pour plutôt être un groupe live qui prend et qui redonne aux spectateurs.

L’année 2014 s’est démarqué par la qualité de sa programmation et surtout par ce qui semble être un début de transition vers une programmation comptant moins sur le free jazz et davantage sur la musique expérimentale sous toutes ses formes. L’élargissement du nombre de salles utilisées rajoute certainement une nouvelle dimension au festival et risque d’attirer encore davantage de nouveaux festivaliers. Souhaitons que le Suoni Per Il Popolo continue d’offrir de belles découvertes au public montréalais.