Les années passent et ne se ressemblent pas au festival Suoni Per Il Popolo et c’est ce qui fait la beauté du festival. Étalé sur trois semaines, le festival fondé par Mauro Pezzente et Kiva Stimac de la Casa del Popolo a ravi les mélomanes de la région et plusieurs festivaliers venus de partout au Canada et aux États-Unis.
Rock en marge
Un peu comme l’an passé, la programmation du Suoni comptait sur davantage d’artistes issus du rock underground américain et du milieu punk rock expérimental que lors des éditions précédentes. Le festival a débuté avec un invité de marque, le légendaire J Mascis de Dinosaur Jr. Les dernières années m’ont permis d’apprécier l’ensemble de la discographie de Mascis et c’était avec beaucoup d’attentes que je me suis présenté à la Sala Rossa pour voir le guitariste d’Amherst. Présentant des chansons de son répertoire solo, des chansons de Dinosaur Jr. ainsi que quelques covers, Mascis jouait de la guitare acoustique avec des pédales d’effets et une loopstation lui permettant de créer des boucles. Le set nous a démontré tout le talent d’auteur-compositeur de Mascis mais cette configuration solo m’a paru comme une contrainte pour Mascis, qui utilisait des pédales d’effets sur sa guitare pour faire les solos typiques de Dinosaur Jr pendant que ses boucles jouaient les accords, avec des résultats moyennement satisfaisants. À moins d’avoir pris soin de préparer un set-up bien ajusté, le son d’une guitare acoustique traitée comme une guitare électrique est rarement agréable à l’oreille. La performance n’était tout simplement pas à la hauteur de tout ce que J Mascis peut faire avec Dinosaur Jr. ou en compagnie de musiciens accompagnateurs. Heureusement, la première partie du concert m’avait complètement abasourdi, avec Matt Valentine de MV+EE qui a présenté ses chansons hypnotisantes de folk psychédélique éthéré. La ligne est mince entre le psychédélisme rétro et quétaine et le folk expérimental plein de drone et Valentine était sur la bonne piste ce soir là.
Le groupe néerlandais The Ex roule maintenant depuis 36 ans, de quoi faire passer tout le reste du festival (ou presque) pour des nouveaux venus! La versatilité du groupe en fait une anomalie dans le monde du rock, eux qui ont débuté en tant que groupe punk anarchiste avant de s’établir comme des joueurs majeurs du rock expérimental puis d’exceller dans la musique improvisée expérimentale et le rock influencé par la musique éthiopienne. Les dernières visites du groupe au Québec ayant eu lieu avec des poids lourds du free jazz (dans Brass Unbound) ou encore avec Getatchuw Mekuria, c’était avec plaisir que l’on retrouvait la version “punk” des Ex, avec trois guitares dissonantes qui jouent des arrangements d’une complexité ahurissante, créant des couches de rythmes inusités avec le jeu de batterie unique de Katherina Bornefeld pour guider le tout. Le groupe a offert une performance enlevante, présentant ses chansons punk rock écrites avec finesse qui flirtent toujours avec le chaos tout en maintenant une force de frappe intimidante. Peu de choses sont aussi satisfaisantes en ce monde que de voir Andy Moor donner un coup de pied à Terri Ex pour que les trois guitaristes se lancent dans un bref déluge de notes stridentes.
Un concert qui est un peu passé «sous le radar» mais qui a été l’un des bijoux de la programmation du festival fut le concert de minuit avec le duo californien Street Eaters, le quatuor de Baltimore Wet Brain et les montréalais de Perverted Justice. Street Eaters ont une énergie contagieuse en concert, avec une batteuse très habile qui mène de courtes chansons avec une rythmique complexe et un bassiste qui prend de la place et qui n’a rien à envier à quelconque guitariste que ce soit. Les deux musiciens se partagent le chant et bien que l’écriture soit tout de même pop et accessible, Street Eaters a une identité unique et intéressante. Wet Brain ont quand à elles offert un set de punk rock très heavy, armées de deux basses électriques et d’une guitare dissonante avec, encore une fois, une batteuse qui se distingue du lot avec un son heavy qui propulse le groupe avec brio. Wet Brain sont les dignes héritières de Babes in Toyland et elles furent une des révélations du festival. En fin de soirée, les antihéros de la scène locale Perverted Justice ont pris d’assaut la Casa del Popolo avec leur musique électro-punk absolument décadente. Josie Scrotum de Perverted Justice est possiblement la chanteuse la plus électrisante à Montréal et ses paroles décadentes livrées avec aplomb sont irrésistibles, tandis que le reste du groupe bâti des couches de beats qui rappelent une trame sonore d’un film d’exploitation des années 80. C’était un autre moment fort du festival.
Le Suoni a présenté un bon nombre de groupes locaux cette année et peu de spectacles étaient aussi attendus que le concert de Big|Brave, une formation locale de rock expérimental très pesant qui n’est pas sans rappeler Swans et Boris. Ceux-ci ont d’ailleurs récemment signé un contrat avec le label Southern Lord de Californie. Le trio joue rarement à Montréal et ce concert, qui lançait une tournée canadienne, n’a pas déçu. Si certains concerts par le passé m’ont laissé plutôt froid de part leur minimalisme et du manque de nuances entre les moments silencieux et intenses, ce dernier concert du trio m’a épaté. Le groupe a présenté des nouvelles compositions plus complexes, plus nuancées tout en offrant de nombreux moments forts en intensité. J’ai senti que le groupe ne se limite plus autant dans son « concept » et que les compositions et leur interprétations sont davantage organiques et libres, tout en gardant un contrôle louable. Le groupe a beaucoup évolué au cours des années et il est maintenant l’un des meilleurs groupes d’ici. Dans une ville où tous les groupes rock semblent aspirer à être le prochain gros groupe post-punk ou le prochain roi du soft rock à la DiMarco, un groupe avec une identité qui sort du lot comme Big|Brave redonne espoir.
Les organisatrices d’évènements queer/féministes Slut Island présentaient deux soirées lors du festival. Chaque soirée a présenté ses moments forts, la première étant dédiée au punk rock et la deuxième à la musique noise et à la musique électronique. Le quatuor noise punk Gashrat a volé la vedette de la première soirée, s’imposant avec son punk rock bruyant et expérimental qui atteint par moments l’excellence des plus grands de ce genre, rappelant parfois DNA ou The Ex. Dead Wife, un groupe que l’on voit rarement sur scène à Montréal, était aussi en pleine forme et c’était un plaisir d’entendre à nouveau leurs chansons hardcore efficaces qui durent rarement plus que deux minutes. La deuxième soirée Slut Island nous a permis d’entendre Olivia Neutron-John, un projet musical de Washington mené par Anna Nasty, qui joue des claviers dissonants en chantant d’une voix troublée. Quelque part entre le punk rock, le noise et la musique électronique, ONJ est un ovni musical intrigant mais malheureusement, les enregistrements du projet sont plus intéressants que la performance live. Jane Harms, projet d’une membre de Enormous Door, m’a davantage plu, utilisant un chant traité et des samplers pour créer un mur de sons sombre et bruyant tout en gardant un groove intéressant.
Dans un festival rempli de jeunes artistes, Fred et Toody ont ressorti du lot comme étant sans doute les doyens du Suoni mais également en offrant ce qui fut le meilleur concert du festival. Actif depuis les années 60, Fred Cole a annoncé que la tournée du Dead Moon Duo serait sans doute sa dernière et c’est avec une performance enlevante que lui et sa femme Toody ont dit adieu à leurs fans d’ici. Présentant des chansons de son immense catalogue, le Duo a offert une performance éblouissante, avec le mélange de soul et de fragilité qui caractérise son catalogue. Il aurait été difficile d’imaginer un concert plus pur et vrai que ce que Fred et Toody ont offert, avec leurs voix éraillées qui se marient à merveille et avec des mélodies pour basse et guitare toujours d’une perfection époustouflante.
Jazz et expérimental
À chaque année, une partie importante de la programmation du Suoni est dédiée au jazz, à la musique improvisée et à la musique expérimentale de toutes sortes. Si l’édition 2015 était moins axée sur le free jazz, les jazzophiles ont quand même pu en avoir pour leur argent avec bon nombre de concerts.
Le batteur Paal Nilssen-Love, un chouchou du festival, a été invité pour présenter deux concerts à la Sala Rossa avec son Large Unit, un ensemble de onze musiciens de Suède, de Norvège, de Finlande et du Danemark. Parmi cet ensemble, la plupart des musiciens étaient moins connus en Amérique du Nord qu’en Europe. Après avoir offert des performances de musique improvisée en petits groupes dont la qualité était variable, l’ensemble de la troupe de Nilssen-Love s’est réunie pour jouer des compositions du batteur. Après quelques semaines de tournée, le groupe était en forme et a offert une performance surprenante, loin des clichés habituels des concerts de grands ensembles qui flirtent avec le free jazz. Les compositions n’étaient pas linéaires et leur diversité m’a surpris, empruntant autant au jazz contemporain qu’au noise et à certaines influences rock. Si les compositions m’ont paru intéressantes, il faut cependant admettre que le groupe manquait de profondeur. En effet, peu de solistes se sont démarqués à l’exception du leader du groupe et bien que le groupe offrait un son cohésif, il manquait de moments forts. Mieux entouré, Nilssen-Love aurait sans doute pu offrir un concert mémorable.
Parmi les autres grands noms du jazz invités au Suoni, Ken Vandermark a offert une performance solo enlevante dans l’intimité de la Casa del Popolo. Si Vandermark m’avait peu impressionné avec son grand ensemble lors du FIMAV de 2014, j’ai été très agréablement surpris de sa performance en solo de cette année. Délaissant les compositions trop formelles de son travail de grand ensemble, Vandermark a démontré pourquoi il est reconnu aujourd’hui comme un virtuose des instruments à anche avec des pièces improvisées très free tout en restant très cohérentes et pleines d’intensité. En première partie, la new-yorkaise Nonoko Yoshida a présenté une performance solo complètement différente de celle de Vandermark, présentant des compositions assez bien définies au saxophone alto avec une esthétique très typique de la scène Downtown New York. Avec un son rappelant John Zorn et Paul Flaherty, la musique de Yoshida est particulièrement intéressante lorsqu’elle devient bruitiste et abstraite ou encore lors de compositions plus hyperactives. Ce fut un bon premier passage montréalais pour la saxophoniste.
Également en performance solo, Matana Roberts a offert un concert bien décevant. La saxophoniste américaine a présenté d’excellents concerts pour grands ensembles au cours des dernières années mais sa performance en solo avec des samplers et son saxophone alto a été un échec à tous les niveaux. Si le troisième volume de Coin Coin paru plus tôt cette année sur Constellation est un excellent album, il semble que Roberts ne maîtrise pas suffisamment ses instruments électroniques pour offrir une performance live intéressante. Se basant surtout sur des boucles de sons de dix secondes d’une banalité totale, Roberts ajoutait par moments de courts passages de saxophone peu inspirés avant de prendre un livret duquel elle lisait ou chantait des passages. Malheureusement, les mêmes passages furent répétés ad nauseam sans rien ajouter à la performance. Si Matana Roberts a offert de belles performances accompagnée par d’autres musiciens, son travail en solo semble pour le moment être une ébauche qui ne mérite pas nécessairement d’être présentée sur scène.
Le saxophoniste Dave Rempis, un habitué de la Casa del Popolo, est venu présenter un trio avec le contrebassiste Joshua Abrams et le batteur affilié à l’AACM, Avreeyal Ra. Bien que des groupes comme Ballister et The Engines soient intéressants par moments, le trio avec Ra et Abrams a amené le travail de Rempis ailleurs. Ra est un batteur polyvalent avec un groove indéniable qui a amené une énergie contagieuse au groupe tandis que Joshua Abrams est rapidement en train de s’établir comme le contrebassiste jazz le plus excitant du moment. Abrams a un jeu créatif et unique tout en jouant constamment des lignes de basse simples et irrésistibles. Avec une telle section rythmique, Rempis a pris son envol et offert la meilleure performance que j’ai eu la chance de voir de sa part. Le trio est devenu plus que la somme de ses parts.
Au niveau de la chimie entre musiciens, on aurait d’ailleurs difficilement pu faire mieux que le duo de Chris Corsano et de Mette Rasmussen. La jeune saxophoniste scandinave a offert une solide performance qui mêlait aussi bien des influences jazz qu’un côté free bruyant qui allait à merveille avec le barrage de son que conjure le légendaire Corsano à la batterie. Alternant entre des morceaux free jazz incendiaires et des explorations bruitistes plus avant-garde, le duo en a mis plein la gueule aux mélomanes présents. Rasmussen a énormément de potentiel et on ne peut qu’être épaté par Chris Corsano, qui s’améliore constamment avec les années qui passent.