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Lecours et Biron à Tangente

Vendredi soir, à Tangente, je suis allé voir et entendre Dead Like Me, la douzième et plus récente création du chorégraphe Pierre Lecours. Présentée dans le cadre de l'événement Moment'homme, qui célèbre les oeuvres de chorégraphes masculins, Dead Like Me est une pièce de 45 minutes dont les moments de douceur sont totalement occultés par une finale on ne peut plus aigre. Je suis sorti de là atterré, le coeur serré, incapable même d'applaudir. Pourtant, la soirée avait plutôt bien commencé.

Guillaume Biron
Photo: Larry Dufresne

En première partie, nous n'avons pas eu droit, comme prévu, au solo J'a. du Français Matthieu Hocquemiller. Ce dernier s'étant blessé au dos, Guillaume Biron, trapéziste d'origine française, a accepté de présenter, au pied levé, une courte pièce intitulée Condamné. Au rythme d'un collage musical entrainant, le jeune finissant de l'École nationale de cirque nous a offert un dynamique amalgame de trapèze, d'acrobatie et de danse, un numéro très convaincant, guidé par une sympathique trame narrative.

Guillaume Biron
Photo: Francis P. Cloutier

Avec une chaise, un trapèze, mais surtout un corps gracieux et puissant, l'artiste a galvanisé la salle. La pétillante Dena Davida, directrice de Tangente, semblait plus qu'heureuse d'accueillir chez elle un artiste de cirque qui ose «entrer dans la danse». Les deux disciplines ont tout avantage, en effet, à se côtoyer. Le solo de Biron en est une preuve patente.

Après quelques minutes de battement, c'était à Pierre Lecours de nous entrainer dans son univers. Dans l'article de ma collègue Fabienne Cabado, j'avais appris qu'il était question du 11 septembre, plus précisément de ces messages de détresse lancés du haut des tours: avions de papier, messages téléphoniques, ultimes confessions de femmes et d'hommes confrontés à l'imminence de la mort. Je savais tout cela. Mais, dès les premières minutes du spectacle, je l'ai oublié. Sur scène, deux femmes (Marie-Eve Nadeau et Sonya Stefan) s'embrassent goulument. Chacune retire peu à peu les vêtements de l'autre. Quand le désir devient palpable, qu'il déferle, les deux corps, presque nus, disparaissent dans la lumière aveuglante.

Marie-Eve Nadeau et Sonya Stefan
Photo: Francis P. Cloutier

À partir de là, on assiste à une alternance de duos – échanges sensibles, exécutés avec rigueur, mais qui ne m'ont pas semblé d'une grande originalité chorégraphique – et d'intermèdes vidéos. Mettant le plus souvent en scène les deux danseuses, les séquences vidéos constituent sans nul doute l'aspect le plus réussi du spectacle. Avec beaucoup d'humour, les images s'arriment à l'action, prolongent le récit hors du plateau: en coulisse, dans les rues de la ville, dans une salle de répétition, etc. C'est bien simple, c'est tout l'humour, l'ironie et l'ingéniosité du spectacle qui résident dans ce procédé.

Marie-Eve Nadeau et Sonya Stefan
Photo: Larry Dufresne

Il y a aussi ce moment délectable où Lucie Bazzo, conceptrice d'éclairage, s'avance sur scène pour exécuter quelques mouvements, un charmant et émouvant dialogue avec la lumière. Sur le coup, quelques spectateurs n'ont pu s'empêcher d'émettre quelques rires nerveux. C'est qu'on ne s'attend pas à ce qu'une éclairagiste passe, sans autre préambule, de la console d'éclairage à la scène. Aussi, en faisant appel à Bazzo comme interprète, Lecours s'attaque à un tabou qui a la couenne dure dans le milieu de la danse, celui du corps hors normes. De cette initiative, on ne peut que se réjouir.

Jusque-là, tout allait bien. Mais il y avait des indices. J'aurais pu avoir ne serait-ce que le vague pressentiment que tout cela allait mal finir. Pour me mettre la puce à l'oreille, il y avait cette fumée qui emplissait la scène, le vrombissement d'un ou deux hélicoptères, les bras des interprètes, tendus comme les ailes d'un avion. Puis, tout à coup, c'est devenu clair. Sur l'écran, au fond de la scène, une image familière est apparue: l'une des tours enfumées du World Trade Center. Un corps qui chute. En boucle, il descend, monte, descend, monte, descend, monte. Fasciné, on s'étonne de trouver une certaine beauté à la chose. Puis, l'enregistrement d'une voix, empreinte de panique, se fait entendre. Puis, une autre voix, plus posée, la rejoint. Ce sont deux femmes. Elles parlent anglais. Nous sommes le 11 septembre 2001. La première, prisonnière des flammes, répète «Help!» La seconde, gardant la tête froide, répond: «Stay Calm!» et puis, quelques secondes plus tard, «We pray for you!»

À ce stade du spectacle, il est impossible d'accorder la moindre attention à ce qui se passe sur scène. L'horreur de ce qu'il entend oblige le spectateur à se replier en lui-même. Comment applaudir un tel spectacle? Quand la lumière est revenue sur scène, il ne me restait plus une once d'enthousiasme, bien peu de foi en l'humanité. Cette utilisation indécente – c'est le seul mot qui me vient – de la souffrance humaine pose au spectateur, une fois revenu de ses émotions, de graves questions d'éthique.

Marie-Eve Nadeau et Sonya Stefan
Photo: Larry Dufresne

Bien sûr, il y a le devoir de mémoire. Il faut dire et redire la souffrance de ceux et celles qui sont morts dans les tours du WTC, celle aussi de leurs familles, de leurs amis, de leurs collègues, de tous ceux et celles qui les aimaient, peut-être éperdument. Mais, cette conversation, témoignage extrêmement intime de cette souffrance, avons-nous réellement le droit de l'entendre? Personnellement, je n'avais rien entendu d'aussi choquant à propos du 11 septembre. Six ans après l'événement, ces deux voix, suspendues entre ciel et terre, me sont plus douloureuses que les cris des gens dans la rue, que le bruit apocalyptique des tours qui s'effondrent et même plus que les images de ces avions qu'on a vus s'enfoncer une quantité innombrable de fois dans les tours jumelles.

Dead Like Me nous lègue une immense souffrance, nous laisse cruellement seuls devant le gouffre de la mort organisée, violente et inexplicable, celle que l'homme a conçue pour l'homme, l'héritage de Caïn et Abel. Comprenez-moi bien: je n'ai pas de leçon à donner. Je ne sais pas si Pierre Lecours a bien ou mal fait d'utiliser cet enregistrement, ou encore de l'avoir fait de cette manière. Je pose simplement la question.