Je prends enfin un peu de temps pour vous parler de ma nuit avec les personnages de Wajdi Mouawad, plus précisément ceux de Littoral, Incendies et Forêts. Revoir, entre les murs de la cour d'Honneur du palais des Papes, c'est-à-dire dans une version repensée pour l'endroit, trois pièces qu'on a déjà vues et aimées dans leur version originale, se consacrer à cela pendant 11 heures consécutives, c'est ce que j'appelle une expérience rare, pour ne pas dire unique.
La nuit a été immense, comme la scène de la cour d'Honneur. Elle a été blanche, mais aussi bariolée de rouge et de bleu, parcourue de câbles, silencieuse et bruyante, drôle et tragique. En somme, riche en émotions. Tout d'abord, il y a l'endroit. Impressionnant. Chargé. Monumental. Puis il y a ces apparitions percutantes, des apparitions qui vous font spontanément monter les larmes aux yeux: voir Annick Bergeron, Andrée Lachapelle et Marie-France Marcotte, des comédiennes exceptionnelles, voir leur talent se déployer sur une scène pareille, entendre leurs voix profondes résonner dans un espace aussi vaste, aussi mythique. Je vous jure que je ne suis pas près d'oublier ça. Pas près d'oublier non plus l'aplomb d'Emmanuel Schwartz, son souffle et sa justesse, dans tous les rôles qu'il a endossés.
Ensuite, ce qui frappe, c'est la cohérence de ce cycle que Mouawad a appelé Le Sang des promesses. On en avait déjà pris conscience, mais assister aux trois pièces, l'une derrière l'autre, permet de gouter à toutes les obsessions du créateur, à ses révoltes, à ses angoisses, à ses espoirs, en somme à sa foi, qui est aussi la nôtre. Il y a les motifs récurrents, les destins qui se répondent, parfois même des répliques qui réapparaissent. Dans les trois pièces des individus qui sont à un carrefour, au cœur d'une crise identitaire fondamentale. Au bout de la nuit, l'adhésion du public à cet univers tragique, épique, plus grand que nature, poignant, semble totale. Les applaudissements sont longs et nourris.
L'aventure comportait bien entendu quelques ralentissements – sur une traversée de onze heures, la chose est compréhensible -, mais tellement plus d'émerveillements, de gorges nouées et de communions. On reprochera peut-être à Littoral sa débauche de peinture (qui n'est évidemment pas sans évoquer Seuls) et quelques faiblesses dramaturgiques, mais on devra admettre qu'Incendies est une pièce dont la structure est quasi irréprochable. Certains trouveront que Forêts mise trop sur le pathos et que son intrigue est inutilement emberlificotée. Il faut dire que de ce côté-ci de l'océan, plusieurs critiques et un bon nombre de spectateurs se méfient du théâtre narratif, fondé sur le récit. J'ai même entendu des gens évoquer, à propos de Forêts, le cinéma plein de coïncidences tragiques de Claude Lelouch. Faut-il préciser qu'il ne s'agissait pas d'un compliment? Plusieurs spectateurs français auront aussi trouvé la langue québécoise ardue à décrypter.
Personnellement, je me suis parfois ennuyé des éclairages et des scénographies initiales. Afin d'harmoniser les trois parties, Mouawad a opté pour un certain dénuement scénographique. Un choix qui se défend, mais amoindrit l'impact de certains passages, de certaines images. Ajoutons qu'on retrouve des comédiens avec un immense bonheur et on en découvre d'autres, convaincants et parfois même soufflants, comme Valeriy Pankov. Dans la peau de Nihad, le tireur d'élite d'Incendies, le jeune comédien russe est particulièrement troublant.
J'ai le sentiment d'avoir vécu une odyssée, un périple, un moment qui pourrait bien tenir une place importante dans l'histoire du théâtre québécois. Chose certaine, ce voyage offert par Mouawad et sa tribu valait bien mon voyage de ce côté-ci de l'océan. La bonne nouvelle, c'est que la trilogie sera, selon toute vraisemblance, de la programmation du prochain Festival TransAmériques et du Carrefour international de théâtre de Québec, en mai ou juin 2010. Probablement avec au même menu que Ciels, la nouvelle création de Mouwad, dernier volet du quatuor, un spectacle sur lequel, bien entendu, je vous livrerai bientôt mes impressions puisqu'il sera dévoilé à Avignon le 18 juillet prochain. En première mondiale. En attendant, lisez la critique de la trilogie par Brigitte Salino du Monde et celle d'Armelle Héliot du Figaro.
Photo Christophe Raynaud de Lage