Société

J’ai vu Lelièvre…

J’ai vu Lelièvre…

Il y a des jours, comme ça, où l’on n’a qu’une envie: partager son bonheur. Raconter dans le menu les détails d’un concert magique auquel on a assisté, exprimer sa joie de pouvoir crier à l’unisson avec ses compatriotes alors que le club local terrasse les méchants Américains. Des bonheurs bêtes, faciles, dont l’importance paraît ridicule à côté du grand vide que laissent derrière eux les grands créateurs disparus.

On le savait depuis le matin: l’état de santé de Sylvain Lelièvre était critique. On l’a regardé péricliter jusqu’à son ultime souffle, en fin d’après-midi. Alors que tous les journalistes culturels de la province planchaient déjà sur leurs rubriques nécrologiques, j’ai essayé de me remettre en tête quelques mélodies. C’est celle de Marie-Hélène qui m’est spontanément venue à l’esprit. Pas à cause de son refrain mémorable et accrocheur, mais parce que ce que je connais de Sylvain Lelièvre pourrait à peine remplir un dé à coudre. Je peux fredonner Marie-Hélène, comme tout le monde, mais je n’ai pas lu son roman, Le Troisième Orchestre, et je ne me suis pas plongé dans le coffret (bien mérité, et tout aussi bien reçu) qu’on a fait paraître l’an dernier. Je n’ai pas côtoyé cet homme dont on a toujours vanté l’incroyable modestie et l’incroyable éthique de travail.

Aujourd’hui, comme c’est souvent le cas dans ce genre d’événement, je le regrette un peu bêtement. Car s’il est vrai qu’on aime être solidaire des grandes joies de ses compatriotes, on a parfois aussi envie d’être à leurs côtés dans les grandes peines. Faute de mieux, je chanterai Marie-Hélène

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On parlait de petits bonheurs, donc. C’était la veille. L’un de ces lundis magiques où l’on a envie d’envoyer paître Bob Geldof (pas besoin d’être lundi pour faire ça, me direz-vous) et de lui faire ravaler à tout jamais son I Don’t Like Mondays. Les Glorieux affrontaient les puissants Bruins, et en regardant le match, une aile de poulet à la main, je me disais que le Centre Molson était sûrement le seul amphithéâtre de la LNH où l’on pouvait entendre Les Cactus de Dutronc. Il faut bien peu de choses pour me faire sourire, parfois. Sur la scène du Métropolis, Nick Cave était déjà monté sur scène avec ses incomparables Bad Seeds.

Déchiré entre les exploits de Théo et les vers acides du théologien du rock, on a dû couper la poire en deux. Manquer la charmante Neko Case, qui officiait en première partie, et deux pièces du grand Nick pour voir le sourire de Michel Therrien me semblait un bon deal. D’autant que le grand Australien nous allait en donner pour notre argent, alternant quelques classiques (Red Right Hand, Weeping Song et la toujours explosive The Mercy Seat) et les morceaux plus introspectifs du récent No More Shall We Part. L’homme aux métaphores bibliques était déchaîné mais serein (il a même éclaté d’un petit rire nerveux en se trompant dans Hallelujah) et a su transcender la sono pourrie du Métropolis.

Au premier rappel, on a eu droit à un doublé de Murder Ballads en guise de dessert: d’abord Henry Lee, chantée à l’origine avec PJ Harvey, remplacée de fort belle façon par Kate et Anna McGarrigle, choristes sur l’album, que monsieur Cave avait eu le bon goût d’inviter pour son passage à Montréal,

Puis, comme si sa version hyper violente de la vieille chanson blues Stagger Lee n’était pas assez grotesquement gore, Cave en a remis une couche: dans la version entendue au Métropolis, l’immonde Stagger Lee, non content d’avoir tué le patron du Bucket of Blood et violé le souteneur de la belle Nellie Brown, règle son compte au diable venu chercher son âme en lui vidant le chargeur de son colt en plein front. Jouissif.

Les lumières étaient déjà allumées lorsque la foule arracha à Cave un troisième rappel, The Curse of Millhaven, une ultime "ballade de meurtre". La mort, encore. Elle est omniprésente dans l’oeuvre de Nick Cave, et il s’en trouve pour le lui reprocher. Mais à voir cet homme bien vivant narguer la Grande Faucheuse avec tant de verve, à voir les mines réjouies des spectateurs, on ne pouvait que saluer cet immense talent qui permet à Cave de transmuer l’horreur en poésie. Au fond, le grand malheur dans la vie, c’est de ne plus être là pour pouvoir chanter la mort.