Le Festival de Jazz fini, c’est l’heure des bilans, donc le moment où tous les observateurs disposant d’une tribune sont promus a posteriori au rang de programmateurs éclairés. Celle où les généralistes y vont de commentaires sur le goût des hot-dogs et la chaleur accablante, et où chacun y va de ses petits coups de coeur hautement subjectifs.
Alors allons-y, puisqu’il le faut. Et commençons par ce lecteur, qui m’accusait à mots à peine couverts de jeunisme et d’inculture jazzistique, me reprochant de ne pas poser la vraie question (à savoir: "C’en est-tu ou c’en est-tu pas?"). Cher monsieur, je vous répondrai par une autre question (facile, hein?). Qu’est-ce qui est plus jazz? Un Archie Shepp vieillissant, reniant le radicalisme de sa période free au profit d’un be-bop de bon aloi, accompagné d’un Roswell Rudd qui semblait se retenir pour ne pas l’écraser d’un souffle de son trombone, ou un groupe comme Bumcello, qui ose monter sur une scène extérieure pour une jouissive séance d’improvisation pure et sans filet? Le très compétent mais combien prévisible Russell Malone qui enfile un tas de petites notes bien propres sur sa six cordes ou l’enthousiaste Dan Thouin, qui fait découvrir dans la joie les ramifications infinies d’In a Silent Way à un public jeune qui ne se serait jamais trouvé confronté à l’oeuvre de Miles, n’eût été de l’alléchante présence d’Olivier Langevin et Fred Fortin au sein du groupe? En passant, n’allez surtout pas croire que je viens, en deux coups de cuiller à pot, de cracher sur Malone et Shepp. Ce dernier était d’ailleurs assez émouvant lorsqu’il s’est installé au piano pour chanter, et sa présence au Festival en compagnie de Rudd avait quelque chose d’événementiel. L’important, voyez-vous, c’est que le Festival puisse offrir à la fois Shepp et Bumcello, Marsalis et Lauryn Hill, John Scofield et Rabih Abu-Khalil.
L’important, c’est que le FIJM continue d’oser programmer une Marianne Faithfull à la PdA. Malgré tout le bien qu’on pense des plus récentes chansons de lady Marianne, force était de constater que celles-ci (à l’exception de la très belle Song For Nico et de la reprise de Beck, Nobody’s Fault) dépendent surtout des collaborateurs de renom qui ont participé à l’album et qui brillaient tous par leur absence sur la scène de Wilfrid-Pelletier. Mais aux bouchés du conduit auditif qui se sont plaints de l’absence de vieux morceaux (lisez Sister Morphine, As Tears Go By et Broken English), laissez-moi préciser que la dame a quand même livré de brillantes versions de Times Square, Why d’Ya Do It?, Strange Weather, Working Class Hero, Ballad of Lucy Jordan, et, puisant dans son répertoire plus récent, de Wilder Shores of Love (de son mésestimé Vagabond Ways). C’est du répertoire, ça.
Un festival, c’est un buffet pour les oreilles, où l’on croque distraitement des amuse-gueules comme Bauchklang, Amusant, mais un peu novelty act et lassant après quelques morceaux. Ça se passait sur la scène Groove, où l’on s’est bien amusé durant le FIJM. Mais on a trouvé plus de viande dans la série des voix présentée au Club Soda, où notre coup de coeur absolu et anticipé fut sans aucun doute Sarah Jane Morris, formidable interprète au registre étonnant, capable de passer de Cohen à Curtis Mayfield avec une facilité déconcertante.
On a été un peu déçus du troisième party de Medeski, Martin & Wood, mais la salle comble a prouvé qu’il y avait à Montréal un public aussi réceptif au groove qu’aux expérimentations plus cérébrales. On ne serait pas étonné de les voir revenir une quatrième fois. Histoire de contrer nos penchants modernistes, on a aussi été à la rencontre de porteurs de tradition comme les Blind Boys of Alabama, menés par le sublime Clarence Fountain, dont le registre peut passer de la voix de fausset à des grondements sourds dignes d’un didgeridoo. La preuve vivante que le soul et le blues, ça ne s’achète pas au magasin.
Il y aura toujours des arriérés pour grincer des dents à la seule vue d’un ordinateur ou d’une table tournante, alors que certains des shows les plus intéressants (la pyrotechnie intime d’Eivind Aarset, le set très planant et minimal de Jon Hassel, le club-funk débridé d’Herbaliser) étaient issus de fusions électroacoustiques. Et puis la vraie question, puisqu’il faut y revenir, ce n’est pas de savoir ce que foutaient des groupes comme One Ton, King Chango ou High Tone (bravo à la série dub, d’ailleurs, idéale pour les températures tropicales) dans un festival de jazz. Vous avez vu les files de badauds venus se procurer un album de Los Hombres Calientes ou d’Ex-Voto Zurzulo Band après les avoir découverts gratuitement sur des scènes extérieures? Ça, c’est la vraie mesure du succès d’un événement.
Cela dit, il y a tout de même quelques critiques à adresser à ce festival qui semble incapable de freiner son expansion. À commencer par la série d’avant-garde, véritable foutoir présenté au sous-sol du Musée d’art contemporain. Pour s’inspirer, il n’y a pas à regarder bien loin: suffit d’observer ce qui se passe à la Casa del Popolo et à la Sala Rossa. Où sont les Ken Vandermark, les Matthew Shipp, les Peter Brötzmann au FIJM? On pourrait songer à imiter les bonnes idées des gens de l’Off, avec leurs hommages à Kerouac et à Topor, et leurs relectures iconoclastes de l’histoire du jazz (Martin Tétreault). Bref, continuer de programmer des gros noms vendables, jazz ou non, du moment qu’on n’oublie pas qu’il se fait encore un tas de choses inusitées et inédites sous la bannière de plus en plus extensible du jazz. Et puis tant qu’à gueuler contre l’éclectisme à tout crin, pourquoi ne pas se plaindre de la présence de Zulu Time, la boursouflure technologique de Lepage?
Une dernière chose: à l’employée zélée du Métropolis qui m’a invité à me taire lors d’un solo furieux de Steve Hill qui a chauffé la salle de la rue Sainte-Catherine comme un vrai pro, je dirai ceci: le blues-rock, c’est fait pour boire beaucoup, fumer, suer et parler fort. Merci, et à l’année prochaine.