Complètement Martel

La Brigade des moeurs

Si vous n'avez pas eu la chance d'assister au vernissage de Bruno Gareau à Espace Virtuel, le 8 mars dernier, et que vous vous êtes présenté sur les lieux depuis, vous aurez probablement eu la désagréable impression qu'on vous cachait quelque chose.

En effet, deux oeuvres de l'artiste ont été retirées des murs de la galerie pour répondre aux exigences de la Ville de Saguenay et de la direction du Cégep de Chicoutimi. Après qu'on les eut remisées, elles ont été remplacées par des avis expliquant sommairement la situation aux visiteurs.

La première fois que j'ai vu des oeuvres de Gareau, c'est il y a quelques mois, dans une galerie de Montréal – le B-312, dans le complexe Belgo. J'avoue en toute candeur que j'avais été heurté, voire dégoûté par son travail. Or, je me méfie toujours de la première impression en arts contemporains.

De prime abord, certaines des oeuvres de Gareau sont effectivement choquantes, représentant parfois des corps nus ou des actes sexuels explicites. Dans certains cas, l'artiste a même créé des collages à partir d'images pornographiques montrant des organes génitaux en plein coït. Évidemment, on peut facilement se froisser la pupille devant ce matériel, surtout qu'il est mis en rapport avec l'imagerie de l'enfance – petit canard, jovial éléphant, etc.

Qu'une exposition provoque des réactions contradictoires va de soi. Qu'il y ait censure est plus préoccupant. Mais ce qu'il y a de plus inquiétant dans cette situation, c'est que cette censure réponde à l'ignorance et à l'incompréhension.

Parce que Bruno Gareau dénonce justement ce qui lui a été reproché par les plaignants. Il se pose en effet en détracteur des publicitaires qui exploitent les filons de la sexualité et de l'enfance pour stimuler le désir d'un public cible – parfois très jeune.

L'élément déclencheur de toute sa réflexion est un article lu il y a quelques années, qui traitait de l'hypersexualisation des enfants. Depuis, il a tenté d'utiliser son médium pour véhiculer ses idées par rapport à ce grave problème social. Aujourd'hui, il réfléchit à l'hypermédiatisation de la sexualité, et à l'effet de ce phénomène sur les enfants, mais aussi de son écho chez un public qui ne correspond pas aux critères de beauté et à l'image type des canons de la mode: personnes handicapées, âgées, obèses, etc.

Dans Perte de naïveté ou infantilisation?, Bruno Gareau fait justement la lumière sur la façon dont notre société inculque aux jeunes une attitude sexuelle précoce.
photo: Jean-François Caron

En pleine époque d'hypersexualisation de la jeunesse, je comprends que des gens soient chatouilleux à ce propos. Alors que certains bungalows ont vu se transformer leur salle familiale en arène de speedblowing (concours de fellations). Alors que des parents laissent leurs adolescents s'enfermer seuls derrière la cloison de leur chambre, avec leur ordinateur, leur webcam, leur besoin d'amour et leurs hormones…

On préfère se fermer les yeux devant tout ça, se laisser croire que ça n'arrive qu'ailleurs. Mais en censurant le travail de Gareau, on empêche justement l'expression de quelqu'un qui cherche à nous faire réfléchir sur le sujet – et en cela, son aventure à Espace Virtuel est un succès inespéré.

Ceux qui ont porté plainte devraient peut-être s'interroger: est-il préférable que le problème soit mis en lumière ou qu'il soit éclipsé?

Deux oeuvres de Bruno Gareau ont dû être remplacées par des avis expliquant leur retrait au visiteur.
photo: Jean-François Caron

Selon Bastien Gilbert, directeur général du Regroupement des centres d'artistes autogérés du Québec (RCAAQ), ce n'est pas la première fois qu'un artiste voit ses oeuvres mises au rancart. En 1994, au musée Mercer Union de Toronto, l'artiste Eli Langer, réfléchissant à la sexualité de l'enfant et à la perception sociale de ce phénomène, exposait des peintures représentant des enfants s'adonnant à différents jeux sexuels. Il y eut une descente du service de police de Toronto, des poursuites judiciaires, un tollé de protestations de la part des artistes, jusqu'à ce qu'un juge statue qu'il s'agissait bel et bien d'oeuvres d'art, légalement acceptables, mettant fin à tous les dérapages engendrés. La direction du Mercer Union était alors allée jusqu'en cour pour défendre le travail de Langer.

Le travail de Gareau, pour ceux qui auront pris le temps de le comprendre, est aussi tout à fait justifiable, et ne manque pas d'appuis. Comme son projet est né d'une maîtrise effectuée par l'artiste à l'Université du Québec à Montréal, il est le résultat de plusieurs années de recherche, où il a pu profiter des conseils et des encouragements de professeurs d'expérience. L'une de ses peintures a même été achetée par Bastien Gilbert qui, sans pour autant lui attribuer un quelconque courage, n'a aucun mal à justifier son travail.

Dans la situation qui nous préoccupe, Espace Virtuel a adopté une attitude de conciliation. Évidemment, quand la plainte vient d'un organisme subventionnaire – ici la Ville de Saguenay -, j'imagine qu'on peut difficilement faire autrement. Difficile de s'armer d'autre chose que de patience. C'est le principe de la carotte et du bâton. On fait ce qu'on peut pour éviter la bastonnade.

Or, cette situation crée un dangereux précédent. Un organisme subventionnaire a-t-il droit de regard sur ce qui est diffusé dans un centre d'artistes autogéré? Si oui, à partir de quand peut-il imposer son bâillon?