Comme des huskys humant l'air frais d'octobre, chargé de l'odeur craquante des feuilles mortes, des relents discrets de l'humus gélifié. Comme des huskys étirant le cou juste avant le hurlement, ayant flairé dans l'aube quelque spectre de flocon, peut-être, leur évoquant à la façon d'un instinct les randonnées à venir. L'excitation à son comble, communicative.
C'est cette image qu'évoquait en moi la foule du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Cette foire de la littérature, il faut l'admettre, est une expérience en soi.
Je revois quelques gamins papillonnant d'un stand à l'autre pour collecter des signets. Une autre clique, chacun son 20 dollars à la main, cherchant la perle rare en courant entre les jambes des plus vieux. Des meutes de lecteurs, massés comme des bêtes surexcitées dans le labyrinthe livresque. Des têtes blanches penchées sur des pages noircies. Des bulles de plaisir s'entrechoquant mollement.
Il s'en est effeuillé des livres – et des portefeuilles, probablement – la fin de semaine dernière. Tant de découvertes et de rencontres. Chaque stand était une nouvelle scène où se jouait le théâtre un peu étrange de la vie des écrivains.
Les auteurs n'ont définitivement plus rien de divin. Ils ne sont plus ces êtres auréolés dégageant une presque sainteté. Pourtant, malgré cette désacralisation du littéraire, il émane toujours quelque chose de magique de l'éventualité d'une rencontre avec un auteur, particulièrement quand on a apprécié son oeuvre. C'est une émotion irrépressible. Quelque chose qui tient du respect, de l'admiration. Même si on a déboulonné les piédestaux où l'on hissait jadis les écrivains. Même si la littérature s'est démocratisée, si écrire n'est plus réservé à l'élite.
Si les lecteurs sont conscients de l'irrévocable humanité des auteurs, on continue toutefois d'accorder une valeur particulière à leur parole – ils ne sont tout de même pas "du monde comme les autres". Comme si le sceau d'une maison d'édition se réverbérait automatiquement sur toutes leurs prises de parole. On veut les entendre, savoir ce qu'ils pensent de tous les sujets, et surtout, on prête foi à leurs dires. Étrangement, même si écrire est presque par définition la consécration du mensonge, les auteurs sont crédibles.
C'est certainement valorisant pour un écrivain de se sentir écouté. C'est là que se trouve la gloire de l'auteur, celle qui lui fait oublier l'attente, les refus, l'incontournable chemin de croix. ("Petite gloire, pauvre fortune…", chante Vigneault.)
Chair à passions, il offre enfin son image pour la seule cause qui en vaille véritablement la peine. La sienne. Après toutes ces heures passées seul, à ruminer son imaginaire en solitaire, avoir enfin la certitude que ses mots ne sont pas vides de sens.
S'il est flatteur pour un écrivain de sentir qu'on accorde autant de valeur à ses propos, quelques-uns en viennent parfois à vivre cet état de fait comme un piège, une intenable pression. Jusqu'où les convictions doivent-elles être assumées?
C'est le jeune auteur Dany Boudreault (Voilà) qui m'a mis la puce à l'oreille, me soumettant un problème éthique auquel il s'est vu confronté lors du Salon du livre.
Fin de la soirée Mots et musique, un peu après que se soit assoupie la force tranquille de l'adrénaline qui avait animé les poètes participants. À une tablée d'auteurs qui auraient sans doute préféré que la nuit ne se termine pas si tôt, Boudreault a parlé un peu de lui. Comme toute une génération conscientisée et engagée, il est préoccupé par le monde qui l'entoure, particulièrement par l'environnement. C'est sans surprise que l'on apprendra qu'il est membre de Greenpeace… Or, Boudreault s'est vu décerner, par le jury du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, le Prix littéraire Abitibi-Consolidated – Poésie.
Avec tout le brouhaha des dernières semaines, les affrontements vains et les discours de sourds des deux entités, le pauvre se demandait s'il aurait dû refuser le prix. C'est dire la pression subie.
Or, tout le monde n'est pas un Raymond Lévesque (refus du Prix du gouverneur général en 2005) ou un Jean-Paul Sartre (refus du prix Nobel de littérature en 1964). Et il serait ridicule de demander à un jeune auteur – de surcroît poète – de suivre leur exemple. Il faut avoir les reins solides pour refuser la reconnaissance de ses pairs. Et on est en droit de se demander s'il est nécessaire, voire utile de le faire.
L'élastique de la conscience sociale se porte lâche à notre époque. Chez le commun des mortels, les convictions semblent être plutôt molles. Wal-Mart n'a pas trop l'air de souffrir des répercussions de son pied de nez à la région. Le jour où les citoyens passeront véritablement de la parole aux actes, j'en exigerai au moins autant des auteurs. D'ici là, j'offre mes plus sincères félicitations à Dany Boudreault et aux autres récipiendaires des prix offerts par le Salon du livre.
Ai-je abdiqué du fait que je ne veux plus porter à moi seule le sort du monde? Il m’a bien fallu admettre au fil du temps, que malgré les luttes collectives à lesquelles j’ai participé activement, souvent au dépend de mes propres intérêts et de ma vie de couple et de famille, qu’en bout de ligne, l’individu sauve sa peau. Comment pourrait-il en être autrement quand il est question de protéger sa petite bulle et sa propre survie, ce qui est bien légitime aussi, au-delà de militer pour une cause ? Alors on cherche les alliés, dans une solitude presque paralysante.
Les pancartes se rangent dans le placard, en attendant d’autres prises de parole, mais avec dans le portait au plan politique, des lois qui se voteront sûrement encore sous le bâillon. Il y a de quoi se questionner sur les moyens de dire sa différence et son désaccord.
Suis-je désabusée? Non, mais je passe de plus en plus le flambeau, en espérant qu’il y aura des personnes qui refuseront encore des prix, des subventions, certains emplois, s’il le faut, si cela va à l’encontre de valeurs fondamentales qui n’ont pas de prix et contre le bien être collectif, tout secteur d’activités confondues ou contre.
L’élastique de la conscience sociale se relâche peut-être un peu trop ces dernières années, mais il se tend de nouveau quand les limites du tolérable sont dépassées. C’est le mouvement du balancier. Mais il ne peut pas y avoir de demi-mesures dans l’engagement, ce qui n’empêche pas les reculs apparents, si c’est pour mieux avancer. Que de croyance presque aveugle, il faut avoir que la flamme même si toute petite parfois, ne s’éteint jamais. Les cas de conscience ne touchent pas que le domaine littéraire et celui qui est à questionner en premier lieu, ce n’est surtout pas l’artiste qui accepte un prix, accompagné parfois d’un chèque qui lui donne du beurre sur sa table, de la reconnaissance et une occasion de poursuivre son travail. Mais tout a un prix. À chacun d’assumer ses choix…