Complètement Martel

La pire erreur

Quand tu es arrivé, il y avait déjà quelqu’un. Tu l’as salué, puis tu as feint de l’ignorer; l’important était de n’en faire pas de cas. Tu t’es rapidement accoutumé à ses accoutrements étranges, à ses manières loufoques et incompréhensibles. Puis vous êtes devenus presque des amis, discutant de choses et d’autres, partageant quelques passe-temps, échangeant même des recettes – pourquoi pas?

Il n’en fallait pas plus pour que tu espères le changer, qu’il en vienne à te ressembler – car il est bien connu que les meilleurs amis se ressemblent. Mais plus il s’approchait de toi, plus il s’éloignait de lui-même. Et plus il accordait de force à tes arguments, plus il se sentait disparaître. Alors il s’est renfrogné. Et l’injuste dialogue qui vous avait liés – tu l’avais cru sincèrement – s’est rivé à son douloureux mutisme. Et depuis, votre relation s’est cristallisée dans cette triste distance.

C’est à peu près ainsi que ça s’est passé. Et maintenant tu t’inquiètes pour ce qu’il est devenu.

Le nouveau documentaire de Richard Desjardins et Robert Monderie, Le Peuple invisible, sera projeté à l’écran du Cinéma Odyssée dès le 23 novembre. Un peu moins poétique que L’Erreur boréale, ce nouvel effort n’en est pas moins percutant, levant le voile sur la dépossession du peuple algonquin, la misère de la vie qu’il mène, souvent reclus, parqué dans une réserve, ou forcé à squatter une terre qui devrait encore être sienne.

Lors des premiers établissements, les Algonquins étaient de ceux qui «faisaient affaire» avec les Français. Les ancêtres de ceux qui sont aujourd’hui prisonniers de leurs réserves ou traités en envahisseurs ont défendu les nôtres contre les dangers de toutes sortes. Sans doute n’était-ce pas désintéressé, mais ils nous ont livré les secrets de la vie en terre d’Amérique, les clés contre le froid et le scorbut, les techniques de trappe et de survie. Même Champlain qui, selon Jacques Lacoursière, ne savait pas nager, aurait profité des conseils de ses alliés autochtones lors de certains dangereux portages.

Cette rencontre des Européens avec les Amérindiens a littéralement créé un homme nouveau, mutant le simple Français en véritable Canadien. Ce dernier, un tantinet plus sauvage, appelé par le Nord, l’hiver, les grands espaces et la forêt, coureur des bois instable et insoumis, était immédiatement reconnaissable. Parce qu’il avait adopté certaines pratiques algonquines, épousant une Nature de laquelle il acceptait sa seule soumission.

Parmi les solutions qui ont sauvé les premiers colons, certaines sont même devenues, pour nous, traditions. Il n’y a qu’à penser à la pêche blanche qui fut enseignée aux Français en 1635, à Trois-Rivières. C’est anecdotique. Et pourtant, cette pêche est aujourd’hui bien ancrée dans nos mours régionales, au point où elle est gage d’identité, presque un rite de passage pour celui qui veut se dire du Saguenay-Lac-Saint-Jean.

On reconnaîtrait même les Québécois à la façon qu’ils ont de poser le pied sur le sol, en particulier dans la neige. Cette hypothèse, je la tiens d’un couple d’amis qui ont des chiens de traîneau, et qui accueillent chaque hiver des touristes du monde entier. Benoît Bourque, membre de la formation le Vent du nord, me l’avait aussi formulée en d’autres termes, affirmant que ce pas particulier aux Québécois aurait même influencé le développement de la podorythmie au cour de notre musique traditionnelle. Pas fou. (Même s’il faut admettre que la rareté des instruments a dû y jouer pour beaucoup).

Quand on repense à toutes ces petites choses qu’on considère aujourd’hui comme partie prenante de notre propre identité et qui nous viennent du contact de l’américanité pré-européenne, on ne peut qu’être bouleversé par Le Peuple invisible.

Encore aujourd’hui, nous avons souvent cette tendance à ne pas voir l’implication de nos actes passés, sous prétexte qu’il fallait se soumettre aux lois du progrès. L’histoire a été maintes fois raturée, laissant dans l’ombre certains passages douloureux, mettant en lumière ceux qui alimentent l’ego national.

C’est humain. On voudrait se souvenir de ses bons coups, oublier les autres.

C’est humain. Mais c’est franchement déplorable. L’histoire apprise comme un petit catéchisme identitaire à l’école – apprenez bien les dates, surtout – nous a fait voir la colonisation et le harnachement des rivières comme de glorieux moments de notre histoire naissante. La littérature a même fait des héros avec ces draveurs qui encombraient les rivières de pitounes, laissant les Amérindiens perplexes sur la berge, sans voie de communication – et sans voie de contournement possible.

Nous ne leur avons concédé qu’une vive détresse, la honte la plus sourde, et parfois une poignée de piastres que certains d’entre nous continuent d’envier – comme s’ils étaient à envier. Ils ont enfin une voix avec Le Peuple invisible. Espérons que les répercussions seront au moins aussi importantes que celles qu’a engendrées L’Erreur boréale.