C’est d’abord sa tête que j’ai vu poindre. Juste assez chevelue, un peu ébouriffée. Il avait, en venant au monde cet après-midi là, le regard impavide de celui qui est né souvent. Comme s’il acceptait sans broncher toutes ses morts subites, et toutes ses renaissances.
J’ai vu son petit corps inerte, caché par la toile du grand sac où il reposait. Son visage étrangement luisant et ses mains ankylosées s’étaient laissé couvrir sous les sédiments de la poussière de toutes ces saisons passées à l’écart. Son corps désarticulé s’est lentement étiré, et on l’a étendu avec respect tout près du sac. Puis d’autres ont été couchés à ses côtés.
J’ai assisté à la renaissance éphémère de Ti-Jean, puis à celle de la Princesse et du Roi. La mine impassible et figée, les vedettes du conte Les Trois Cheveux d’or, des Amis de Chiffon, ont reposé un instant, laissées pour mortes sur la table autour de laquelle nous venions de faire notre entrevue. On balaya les costumes du revers de la main, question d’assouplir les tissus, de les défriper un peu. Puis on replaça quelque mèche un peu folle de la coiffe de bronze de la Princesse, qui lui donnait cet air affiché par les femmes dont la nuit a été écourtée.
Puis elles ont pris vie, soulevées par les mains devenues invisibles de mes interlocuteurs, Jeannot Boudreault, Hélène Dallaire et Dany Lefrançois. Et comme on s’en doute, leur délicate manipulation me mystifia. Sous la lumière franche du jour, les trois petits êtres de bois semblaient gênés. Peut-être se sentaient-ils démunis, sans voix en l’absence de leur rassurante bande sonore. Leurs articulations se délièrent pourtant sans attendre, et sous l’impulsion de leurs hôtes, ils firent la pose, épousant une gestuelle étrangement naturelle.
Je savais bien qu’ils n’étaient pas vivants. J’avais conscience des trois artistes qui se cachaient derrière, en chair et en os, cumulant sans secret des milliers d’heures de répétition et de manipulation. Et pourtant, il se produisait là quelque chose d’extraordinaire. Malgré l’éclairage froid, le décor de tous les jours et le mutisme obligé.
C’est alors que je me suis dit que l’univers de la marionnette devait être le dernier retranchement de la magie. Dans un monde où croire est une bêtise, où les personnages vénérés par l’enfance ont commencé par vendre du Coke, et où la vie n’est belle qu’en haute définition, il n’y a qu’à travers ces corps désarticulés qu’elle peut encore surgir. C’est un miracle auquel nos jeunes ne sont plus habitués.
La génération du plus vieux de mes fils a appris la lettre W avant toutes les autres, sans cesse répétée – trois fois plutôt qu’une, www – dans ses émissions préférées. Je ne sais pas pour vous, mais pour moi le W a longtemps été une lettre étrange, inusitée; une lettre d’exception plutôt exotique, qui ne servait qu’à me faire manger des kiwis, ou à compter les wagons près des voies ferrées. Aujourd’hui, le W est la clé pour connaître l’univers, donne accès à tout ce qui est possible et imaginable. C’est dire que le monde change.
Les nouvelles technologies, toutes retranchées derrière un écran, ont fait de la magie quelque chose de beau mais de lointain, d’inatteignable. La génération de mon fils a appris que toute magie est possible à condition qu’elle soit virtuelle. Elle peut se laisser convaincre à l’occasion par les effets spéciaux extraordinaires que le cinéma lui donne à voir, adhérant volontiers à l’illusion. Parce que l’être humain a besoin de rêve et de fables, de surcroît lorsqu’il est jeune.
Mais quand enfin quelque chose semble prendre vie SOUS LES YEUX de l’enfant, qu’il n’en est séparé par aucun écran, et que cette illusion n’est explicable par aucun effet spécial, aucun logiciel ni aucune autre technologie imaginable. Soudainement, il se met à croire, je veux dire véritablement. Il adhère pour vrai à l’événement théâtral, qu’il accepte de vivre totalement, sans ménagement, sans demi-mesure. Il vit ce que tout enfant devrait vivre: il s’abandonne au fil de la fable, lui-même délicatement manipulé par les marionnettistes qui le mènent dans un monde qu’il n’avait jamais abordé, même en songe. Et il croit.
Un jour, un enfant a demandé à Dany Lefrançois, en pointant le petit être de bois qu’il avait à son bras: «Est-ce que c’est UN VRAI?» Question étrange s’il en est une. Et révélatrice de cette soif de magie qui peine à être étanchée par ce qui lui est proposé au petit écran.
Devant une marionnette, l’enfant ne cherche plus ni à excuser, ni à expliquer ce qu’il voit – des réflexes adultes que les enfants d’aujourd’hui intègrent trop tôt, devenant raisonnables avant le temps. Toutes ces choses que les enfants font trop tôt aujourd’hui.
Devant une marionnette, je fais pareil comme un enfant.