Complètement Martel

Le nouvel opium

C’est fait. J’ai tendu l’oreille à mon époque.

J’ai maintenant un lecteur MP3. J’avais, il me semble, une multitude de raisons de craindre ce petit objet. Comme tous ces bidules technologiques qui peuplent aujourd’hui notre quotidien. En général, si j’arrive à les faire fonctionner sans trop de difficulté, je les tolère. Malheureusement, la tendance est plutôt à complexifier ces petites choses qui ne sont inoffensives qu’en apparence. Comme si la vie n’avait pas déjà son lot de casse-têtes à nous proposer.

Je pourrais vous parler de ce grille-pain étrange acheté récemment. Une machine à pitons chromée, proposant six fonctions différentes, sept niveaux de température et un bouton cancel. Pour faire sauter la toast lorsque l’estomac s’impatiente. Ou lorsque le café est prêt. Ou lorsque ça boucane.

J’ai essayé, une fois, l’une des fonctions proposées. Il a brûlé mon bagel, le salaud.

Alors je l’ai boudé pendant quelques jours. C’est patient, ces petites bêtes. Le grille-pain aura eu raison de moi. Maintenant, lorsque je ne lui en demande pas trop, il arrive à faire mon petit bonheur, le matin, me crachant sous la main des toasts juste à point.

Je pourrais aussi vous parler de cette cafetière ultramoderne (et tout aussi chromée), qui permet de programmer l’heure exacte à laquelle coulera le jus, dégageant ses exhalaisons de réveil comme un crachin de matin. Comme s’il était plus facile, ou plus agréable, de préparer le café au coucher qu’à l’aube. Rien à voir. Il y a assez du réveil pour m’extraire du confort du sommeil. Faudrait pas en ajouter.

La cafetière m’attendra le temps qu’il faut.

En fait, tous ces bidules me donnent de l’urticaire. (Soupir*, j’entends déjà rire mes collègues.) Quasi-analphabète de la technologie, je souffre d’un manque d’intérêt chronique pour toutes ces choses qu’on se tue à compliquer et qui pourtant avaient le mérite d’être simples.

Alors quand mon amoureuse a suggéré d’acheter un lecteur MP3, vous aurez compris qu’elle s’est butée à mon air renfrogné, que j’ai souligné en maugréant, comme le veut l’usage. C’était il y a au moins un an, peut-être plus.

Elle est persévérante, mon amoureuse. Et juste un peu plus tête dure que moi, je crois bien. Ce qui fait qu’au détour de ses achats de Noël, elle a fini par nous en payer un. Elle m’a tiré l’oreille, question d’y enfourner un minuscule écouteur.

«Mets ça dans ta pipe, pis fume», comme dirait ma mère. «Tiens toé», comme dirait l’autre. Mon amoureuse s’est contentée de me dire qu’elle m’aimait avec son sourire canaille, sachant fort bien qu’elle aurait le dessus sur son technophobe.

J’ai continué de bougonner sans trop de conviction. C’est une machine du diable. Ça enferme les gens dans leur individualité. Ça isole du vrai monde. Ça condamne à dépendre d’un nouvel opium. J’ai trop vu de passants absents, le regard vide. Comme ces accros au crack qui jonchent les recoins du Vancouver Eastside.

C’est ce qu’on m’a raconté. Les mots des autres me servent souvent de véhicule. C’est ainsi que j’ai le plus voyagé.

Le lecteur MP3 n’est rien de plus que l’outil du dernier asservissement social. (Ouch. Ça fait mal de trop penser, parfois.)

Mais elle avait vu juste, cette amoureuse: au risque de me créer une dépendance sur mesure (ou sur partition), j’ai tenté l’expérience. De la même façon qu’on se tremperait les lèvres dans l’absinthe, déchiré par le désir de communier avec les poètes anciens et la crainte irrépressible de les rejoindre dans leur folie. L’ivresse et les poètes. Ce mariage de chair et de sang.

Comme au moment d’expérimenter d’autres gadgets ultrasophistiqués, il m’aura fallu réprimer quelques grognements. Le temps de me faire la main sur ce bidule. Comme pour toutes les premières expériences, tout ne va jamais pour le mieux. Il était parfois récalcitrant, ou trop excité de sentir que je le touchais, et il s’emballait. Mais je m’y suis fait.

Bon. Assis sur le divan, c’est un peu ridicule. Pas trop convaincu par l’expérience, je l’ai mis de côté. Jusqu’à ce que l’événement se produise. C’était entre chien et loup, l’heure où je ferme le bureau (quand j’arrive à le fermer), instant calme et enneigé où j’enfile l’anorak pour aller pelleter. J’ai pensé glisser le lecteur dans ma poche, l’écouteur dans mon oreille, et alouette. Et alors chaque coup de pelle faisait écho à Tom Waits. Swordfishtrombones. Et voilà que la vie, au-delà de sons sens commun, au-delà de la texture que je lui accorde avec des élans contemplatifs, acquérait une nouvelle MUSICALITÉ.

Depuis, j’ai marché dans la neige souillée de la Racine avec Gilles Vigneault à mes côtés. J’ai même réussi à arpenter une quincaillerie sans me sentir trop déboussolé. Et voilà que j’ai envie de revivre certaines expériences en les doublant d’une nouvelle trame musicale. Je veux enjamber le pont Dubuc, mais cette fois porté par Les Vendredis, du Quatuor Alcan. Et je veux marcher, marcher dans tous les paysages en me fiant à l’échantillonnage aléatoire de ma nouvelle petite machine. Avec cette impression d’apporter quelque chose de neuf au décor de ma vie.

C’est fou ce que j’aime la musique. Je ne comprends plus pourquoi je ne voulais pas de lecteur MP3. Faudrait que je relise le début de ma chronique, peut-être.

Une autre fois. Il a neigé aujourd’hui. C’est entre chien et loup. Je vais fermer le bureau.