Complètement Martel

Désintox

On a vu ça cent fois dans les films relatant les déboires de ces artistes devenus pelotes d’aiguilles, ayant succombé à la bêtise de la défonce. Charmés par les dérives de l’injection, ils ont accepté de se soumettre aux pires dépendances, abandonnant leur propre vie au profit d’une autre, l’éther-nité inoculée. Je me souviens entre autres de Ray Charles, sous les traits de Jamie Foxx (Ray, 2004), mais il y en a eu beaucoup d’autres.

Sur un lit trop blanc, un corps en état de crise qui se morfond dans les pires souffrances. Sa douleur est intenable, et il se ruine en frissons et en spasmes irrépressibles. Ses sueurs inondent les draps tandis que ses ongles s’enfoncent dans le matelas, et bientôt dans sa propre chair, comme s’il espérait purger ainsi le mal qui le harcèle et viole sa conscience.

Pareil frisson a entamé le calme sensible de notre société. Si la religion est véritablement l’opium du peuple, nous voilà en plein sevrage.

Pas facile de s’affranchir de ses vieilles dépendances. Subsiste toujours un doute. Car certaines drogues ont des effets bénéfiques, parfois. Et si vraiment la religion en était une, elle ne serait sans doute pas des plus mauvaises.

Elle répond à un besoin. Pas seulement celui de croire – parce qu’alors n’importe quels pères Noël de pacotille, beaux parleurs ou colporteurs de bonheur emballé suffiraient à combler ce vide. Il s’agit de bien plus que cela. C’est un besoin innommable, une quête inqualifiable. Un désir qui nous échappe.
Je me souviens lorsque, mon trente sous en poche, endimanché comme il se doit, je marchais sans conviction vers l’église bicentenaire de mon petit village. Arrivant invariablement trop tôt – famille oblige -, j’assistais toujours au même phénomène. Une poignée de convaincus récitaient des Je vous salue Marie dont j’avais peine à discerner les mots, rendus diffus dans l’écho transcendant de l’immense voûte. Gêné par le claquement sourd du loquet de la lourde porte, je me précipitais vers le même banc, reconnaissant son vernis balafré à force d’ennui. D’étranges hiéroglyphes que je suivais du bout du doigt pendant la cérémonie.

Près de mes genoux, une petite tablette où je déposais le livret qui contenait le texte que j’irais lire devant l’assemblée un peu plus tard. C’étaient mes premières lectures publiques – évidemment rien à voir avec celles auxquelles je m’adonne aujourd’hui dans les salles presque aussi vides des soirées de poésie. Un palliatif comme un autre.

À la suite de ma dernière chronique, un type m’a envoyé une missive anonyme. C’est étrange comme on perd son nom lorsqu’on craint les désaccords. Désolé d’avoir lu dans mon billet un désintérêt pour les monuments traditionnels que sont les Fêtes et le Nouvel An, il en a profité pour tenter de me convaincre que notre société a besoin d’un retour aux valeurs solides de la religion. Qu’il est inquiétant que nous soyons en déroute, que nous ayons perdu nos repères naguère les plus solides. Peut-être avez-vous raison. Peut-être.

Théoriquement, j’étais au courant. Je veux dire, j’ai lu Lyotard, et même Charles Taylor, bien avant qu’il ne devienne une star du petit écran en surfant sur la vague des accommodements. J’ai dû tomber un jour sur le parfait petit manuel Postmodernisme pour les nuls, quelque chose du genre, parce que j’ai fini par accepter comme une étrange fatalité la défaite des grandes idéologies. Comme s’il s’agissait de la dernière étape de l’évolution de l’humanité, devenue libre de toute soumission. Or, quand on troque Dieu pour un écran qui diffuse en boucle un vide tout senécalien, force est d’admettre que l’humanité n’a pas gagné grand-liberté. Quelqu’un s’est fait fourrer.

J’imagine qu’à toutes les époques on alimente cette perception d’être tellement plus évolués que nos prédécesseurs que l’humanité s’arrêtera avec nous. Que lorsque le progrès a fait grouiller les rues de voitures, transformé le ciel en boulevard; ou que lorsqu’on a marché sur la lune et fait quelques pas du même genre, on a eu l’impression qu’on ne pourrait pas aller plus loin. L’homme est particulièrement facile à impressionner.

Quand je vois des gens qui ont la foi, véritablement, je repense à cette femme qui «câllait» le chapelet avant la messe avec une ferveur quasi extatique. Et alors oui, j’ai un doute. Même si je suis convaincu de la nécessité d’un État laïque et d’une école ouverte sur le monde.

J’ai ce doute parce que quand je m’imagine aller voir cette vieille femme – au demeurant probablement décédée – et lui annoncer que ses descendants n’auront plus de cours de religion à l’école, ça me fout les bleus. Pas parce qu’on a tort de faire ce changement. Mais parce que devant une foi si consommée, aucun argument ne tient.

Comme beaucoup d’autres personnes, je ne suis pas véritablement athée. J’ai seulement beaucoup de peine à m’abandonner à un dogme, quel qu’il soit. Je ne suis pas un bon client pour les pushers et autres spirites ou zélés de Dieu de ce monde. J’espère seulement que mes fils sauront choisir avec discernement leurs dépendances.