J’aurais voulu écrire que Le Déluge après est un chef-d’ouvre. Je ne le ferai pas. D’abord parce que le jeu des comédiens n’est pas toujours convaincant. Trop souvent, on a fait le choix de transformer leur personnage en caricature, en particulier celui d’Omer (Richard Fréchette) qui donne l’impression d’avoir été inspiré par le célèbre pochard d’Olivier Guimond. Aussi parce que le texte en lui-même montre des faiblesses qu’on n’aura pas su contourner lors de sa mise en scène. Le niveau de langage du personnage de Dalida, en particulier lorsqu’elle devient narratrice, jure avec le reste du dialogue. Il est au demeurant peu crédible qu’une femme conserve une telle acuité langagière après avoir vécu 32 ans avec un villageois souvent mal engueulé. Après tant d’années, l’amour aurait dû faire parler au couple le même langage, quelque part entre les deux extrêmes.
Malgré cela, la pièce a éveillé chez moi un véritable intérêt. À maintes reprises, il m’a semblé évident que tant l’auteure que le metteur en scène connaissaient très bien le Bas-du-Fleuve, l’isolement des petits villages qui ponctuent la route des Navigateurs, cernés de tous les horizons.
Je le sais parce que je suis moi-même un gars du bord du fleuve. Il n’y a pas de naphtaline dans les tiroirs de ma mémoire: mes souvenirs sentent le varech et les marais salins. Et je connais par cour les insistants baisers de la berge. Cette succion bruyante de la boue gluante, lorsque entre les herbes salées on pose le pied à la recherche de trésors laissés par la mer. Des artefacts qui, dans une tête d’enfant, viennent de loin, d’un autre continent ou d’une autre époque.
J’habitais alors dans le voisinage de l’hôtel du village, où venaient s’échouer jour après jour des habitués, désabusés, naufragés de leur propre vie. La fenêtre de ma chambre donnait sur le spectacle de ces hommes taciturnes au regard éteint qui cherchaient à se reposer de leur inlassable ennui.
Le soir, dérogeant aux règles familiales, je laissais la lumière du réverbère entrer dans ma chambre, et me servais de ce faible éclairage pour lire l’une des bandes dessinées que j’avais cachées sous mon oreiller. Souvent j’entendais s’étouffer le vrombissement de leur voiture, et les imaginais prendre d’assaut la même table, s’affaler sur la même chaise, commander la même consommation et épuiser une autre nuit dans les mêmes abus.
C’est cet univers que j’ai vu se déployer avec la nouvelle production de la Rubrique, comme un rappel de mon imaginaire enfantin. Le soleil aveuglant qui prend son temps pour se coucher, frôlant l’étale du fleuve. La bonhomie des hommes qui fuient les casse-tête. L’univers des convenances villageoises. Les rumeurs galopantes déclenchées par la venue des étrangers.
Parmi cette assemblée de personnages imaginés par Sara Berthiaume, j’ai reconnu celui incarné avec justesse par Émilie Bouchard Jean. Celui d’une jeune femme belle malgré elle, à qui on a fini par faire croire que son corps serait son seul salut. Ses épaules voûtées par le poids du désir des hommes, sa démarche forcée cassant une silhouette filiforme, sans grâce divine ni véritable sex-appeal. Elle aurait pu être l’une de ces jeunes filles pathétiques que j’ai côtoyées, adolescent. Absorbées par la force de leur image au point de s’oublier.
Si la beauté est dans l’oil de celui qui regarde, quand les regards te fixent de concert, tu peux bien souffrir pour être belle. Écrasée par les attentes. Et par la somme des désirs.
C’est en particulier ce travail autour du DÉSIR qui donne tout son sens à la pièce de Berthiaume. Comment l’identité, peut-être particulièrement pour une femme, se construit à même le désir et les attentes des autres. Et comment meurt le désir, surtout, lorsqu’il est assouvi. Privant des plaisirs de l’attente et de l’envie.
Tout dans nos vies favorise une satisfaction totale et immédiate. La moindre frustration doit absolument être étouffée. Le moindre frisson s’apparentant à de la douleur est bombardé de toutes les médecines. Il faudrait jouir en tout temps et de tout. Ce qui nous perche dans l’inconfortable déséquilibre d’une perpétuelle insatisfaction.
Berthiaume a aussi montré avec force le pouvoir de la fiction. Comment les gens malheureux, parfois, en viennent à se réinventer. Et comment la trame historique des petits villages du Québec se tisse souvent à même l’imaginaire de leurs habitants, se gonflant des inventions accumulées par la rumeur.
J’aurais voulu écrire que Le Déluge après est un chef-d’ouvre. Mais ce n’est pas le cas. Et je n’ai pas fini d’être exigeant envers le théâtre. Il s’agit toutefois d’un divertissement agréable et sans prétention, qui refuse d’être vain, n’évacuant pas sa pertinence au profit d’un amusement vide de sens.
Pas un chef-d’ouvre. Mais une ouvre respectable.
Du bas du fleuve? De quelle ville (ou village) es-tu?
En fait, c’est un détour un peu rapide quand je dis que je viens du bas du fleuve. Je suis né à La Pocatière, mais j’ai une identité un peu « pissenlit ». C’est pas long que ça se répend… Mon parcours m’a mené à différents endroits entre Montréal et Rimouski.
Le petit village dont je parle dans ma chronique est l’une de ces bourgades invisibles échouées dans les marais qui s’appelle Saint-André de Kamouraska, qui jadis portait le nom enthousiaste de Andréville.
C’est à cet endroit qui n’a rien d’une destination touristique que j’ai consommé mon enfance active, fouillant le bois, escaladant les montagnes, creusant les marais – et goûtant toutes ces premières expériences (que je ne nommerai pas) mais qui marquent la mémoire.
Note finale : A-
Je te donne cette note, parce que tu aurais pu utiliser les nouvelles fonctions de Voir pour ajouter les commentaires explicatives à n’importe quel endroit dans le texte original.
J’ai lu quelquepart que celui qui écrit ne peut décrire que ce qu’il connaît de près. Ton texte qui aurait pu être une nouvelle peut facilement être transformé en roman réaliste. Car tu me tiens capturée aux mots qui racontent si bien ce coin qui te marque tant.
Ton histoire est plausible et je t’encourage à poursuivre cette aventure jusqu’à ce que tu acouches d’un beau livre qui vaudra la peine.
Amicalement !