Entrer dans le bureau de quelqu’un m’a toujours fasciné. C’est comme avoir accès à son intimité, s’immiscer dans la chambre de tous ses secrets. On découvre sa tolérance au chaos, ainsi qu’une foule d’indices révélateurs de son identité. Peu importe la fonction qu’on occupe, notre bureau parle beaucoup. Plus on y passe de temps, plus on y laisse de traces.
Il est sans doute étrange que je me souvienne du bureau de mon grand-père, que j’ai dû visiter à peine quelques fois, alors que j’avais la couche aux fesses. Il me reste un souvenir diffus – et très sélectif – de ce monde pour adultes: une calculatrice qui imprimait des équations incompréhensibles, et des modèles réduits; celui d’un tracteur Ford bleu, et celui d’un autobus scolaire.
Plus récemment, à l’université, c’était avec la même curiosité presque enfantine que je pénétrais dans le bureau de mes professeurs. Plus les gens sont sérieux, plus il est intéressant d’entrer dans les vestiges de ces jardins secrets, où ne subsistent que les ruines empilées des briques qui ont construit leur pensée.
Un professeur de théâtre tamisera les lumières ou fermera les rideaux. Des ombres se dessineront sur le mur où seront accrochées les affiches vantant des productions obsolètes, ne séduisant plus que la mémoire. Des drames sur feuilles volantes, des ouvrages théoriques, des enregistrements. Et cette atmosphère indéfinissable qui s’imprègne dans les salles de théâtre.
Un professeur inclassable, lié aux arts autant qu’aux lettres par la philosophie, aura sans doute oublié la porte ouverte. L’impression d’un fouillis de livres et d’articles, en piles éparses, se révélera structuré selon la formule de la spirale, organisé chronologiquement, les lectures les plus récentes empiétant de plus en plus sur les autres. Et un café refroidira peut-être là depuis longtemps.
Il y a quelques jours, je suis entré dans le bureau d’un collègue de la radio, totalement différent de tous ceux que j’avais vus auparavant. Sans doute notre médium influence-t-il notre rapport à l’espace. Dans cette pièce tout n’était qu’ordre, simplicité et efficacité. À la radio, il faut que ça roule. Pas question de voir s’empiler des communiqués. Pas le temps de fouiller.
Sur les murs étaient placardées quelques affiches. Derrière le battant de la porte, celle du dernier spectacle de Jean-Louis Millette qui étrennait, en 1999, le Petit Théâtre de l’UQAC, avec The Dragonfly of Chicoutimi (Larry Tremblay), juste avant de rendre l’âme. Sans doute certains événements méritent-ils qu’on s’en souvienne. Ailleurs, un feuillet, scotché sur le mur, donnait à lire les mots suivants: «Un pays sans documentaires est comme une famille sans photos.» Dans ma tête, la phrase sonnait comme un slogan. Un énoncé phare qui aura imposé le sujet de cette chronique.
La documentation des faits et des événements est primordiale pour alimenter la mémoire. Celle des gens, comme celle des sociétés. Si aujourd’hui j’ai un souvenir – plus émotif que factuel – des quelques trucs qui encombraient le bureau de mon grand-père, c’est sans doute que j’ai revu ces objets depuis, véritable héritage symbolique.
Depuis que je sais écrire – à condition d’admettre que je sache le faire -, je garde des traces de mon expérience dans des carnets, des cahiers ou sur des bouts de papier. J’y inscris ces observations qui pourraient ne jamais me servir – ou ressurgir, éventuellement, dans une de mes chroniques ou ailleurs.
Sans doute une façon pour moi de m’inscrire dans ce monde. Juste au cas où ma vie ne serait pas vaine.
C’est cette force qu’il faut impartir au film documentaire. Le fait de documenter ce qui, même banal, pourrait éventuellement prendre de l’importance. Voire changer le cours de l’histoire. On ne sait jamais.
UN ÉVÉNEMENT VÉRITABLEMENT CITOYEN
Samedi sera entamée la programmation des Nouveautés de l’ONF au Saguenay. Il s’agit pour moi de l’un des rares événements culturels de la région que l’on puisse qualifier de véritablement CITOYENS. Pas parce qu’il présente des films documentaires, puisqu’on laisse aussi un peu de place à des fictions et à des animations. Plutôt parce que, s’intéressant au sujet du film plutôt qu’à sa simple projection, on engage des rencontres fructueuses entre le public et un intervenant, qu’il soit réalisateur du film, protagoniste, expert ou témoin privilégié.
Ce sont ces rencontres, qui n’auraient probablement jamais lieu si l’on devait attendre de récolter les fruits du hasard, qui font de l’événement l’un des plus crédibles de la région. Parce que c’est à la rencontre de l’autre que naissent les plus grandes initiatives.
Cet engagement citoyen, c’est à mon sens le seul engagement qui vaille, à mille lieues de la propagande idéologique ou politique – puisqu’il est aussitôt évacué lorsqu’on se vend à une idée ou à un parti.
Sans doute est-ce le même engagement qui pousse les journalistes à accepter de s’effacer pour mieux informer, issu de la conviction selon laquelle l’information est la clé de toutes les libertés, et de la conscience sociale.