Complètement Martel

La culpabilité au déjeuner

Le temps qui passe est une salope qui fait sa job en soupirant. On en veut plus et en même temps, on voudrait ne plus y penser, coupable jusque dans les tripes, jusqu’au dedans, jusqu’à l’os. Parce qu’on sait qu’on abuse.

La pression est insoutenable, ce matin. Une chronique à écrire. «Rien que ça? Bin voyons… Tu sais le faire. Tu le fais tout le temps.»

C’est vrai. Bon gré mal gré, le sujet me saute à la figure à la dernière minute. Quand je suis chanceux, j’ai une illumination le lundi soir. Sinon, je me lève dans l’angoisse la plus étourdissante le mardi matin. Le café passe mal. Le déjeuner attendra.

Alors j’épluche ma boîte de courriels. Je furète dans la Toile, m’accrochant aux maillons de l’information, juste au cas où je trouverais quelque chose de stimulant. Qui me donnerait envie de dire à mon tour quelque chose. Qui donnerait envie de lire.

Quand dans l’urgence je finis par trouver un sujet… Il faut encore établir comment l’arpenter. Quel détour ferai-je faire au lecteur? Où ai-je envie de le mener?

Et alors je me sens casanier, je n’ai plus envie de voyager, ni seul ni en éclaireur pour les lecteurs. J’ai envie de retourner me coucher. Ou au contraire, j’ai envie de juste sortir dans la cour. D’aller m’écraser dans la neige. De me briser une vertèbre sur une crazy carpet. Et de rentrer boire un chocolat chaud. Avec de la guimauve. Qui fond sur le dessus. Une autre gorgée d’un café qui passe mal. Il faut que j’écrive.

Mais d’où vient donc cette pression?

1. D’abord, il faut choisir le BON sujet. Juste assez actuel, mais pas trop. Celui qui sera pertinent encore dans huit jours. Défi.

2. Il faut pouvoir assumer ce qu’on en dira. Il n’y a probablement personne de mieux placé qu’un chroniqueur pour savoir que les mots qui sont écrits ont une plus longue portée que ceux qui sont proclamés, même haut et fort, dans un pub ou un salon.

3. Les lecteurs s’attendent à ce qu’on écrive au moins aussi bien que la semaine précédente. Il n’y a pas plus écrasant que d’entendre un lecteur s’exclamer sur un ton emphatique: «Vous écrivez vraiment bien. C’est pour vous lire que je prends le journal chaque semaine.» Et si je manque mon coup, comme ça arrive au moins une fois sur deux… Reprendrez-vous le journal la semaine suivante? Parce que l’important ne se trouve peut-être pas dans ma chronique.

4. Il faut réussir à faire tout ça pour la fatidique heure de tombée. L’horloge minuscule située au bas, à droite de l’écran, devient une véritable bombe à retardement. Il est 9h21 au moment d’écrire cette ligne. Il me reste environ six heures. Je n’ai toujours pas de sujet et je m’entête à perdre mon précieux temps à déverser mes états d’âme sur le clavier. Alors qu’il y a tant à faire encore.

Je suis coupable de me dissiper. De boire à l’oisiveté la plus limpide, jusqu’à plus soif. Qui a bu boira.

Il semble que cette culpabilité ne soit pas l’apanage des chroniqueurs. De nombreux auteurs l’ont subie. Peut-être est-ce parce que la littérature est considérée comme un luxe, l’écriture comme une fuite, une paresse organisée.

Véronique Marcotte, crédit Éric Gélinas

Culpabilité chez l'auteur 

Véronique Marcotte, jeune auteure d’origine trifluvienne, lance cette semaine son plus récent roman, intitulé Tout m’accuse, édité par Québec Amérique. Tout à fait à propos, vous ne trouvez pas?

En 2005, elle entamait l’écriture de ce troisième effort. Elle était alors la première Québécoise à profiter d’un échange Québec-Bruxelles soutenu par le Conseil des arts et des lettres du Québec, étrennant du même coup les nouvelles installations de la Maison internationale des littératures de Bruxelles, Passa Porta. Une expérience mémorable, si j’en crois son témoignage. Qui pourtant aura commencé par deux semaines d’une culpabilité des plus indigestes. Il fallait prendre le temps de mettre les lieux à sa main, d’organiser son quotidien, de faire des rencontres et de visiter Bruxelles. Si bien qu’après 14 jours, aucun mot n’avait encore été écrit. On l’imagine, la pauvre, craindre le courroux des fonctionnaires.

Pourtant, c’est bien à cela que sert une résidence. Prendre du temps pour soi. Il n’est pas question d’écrire à tout prix, seulement de prendre le temps. Il faut savoir se ressourcer avant d’entamer un véritable travail créatif.

De toute façon, le problème ne touche pas que les auteurs. Prenons un être humain au hasard, n’importe lequel. Donnons-lui du temps. Du temps pour lui, sans avoir de comptes à rendre à personne, libéré de toute attache et de toute contrainte. Gageons qu’il se sentira coupable. La culpabilité est le plus humain de tous les sentiments.

En fait, la culpabilité est à la vie ce que l’amertume est au café. On ne s’en débarrasse que si on ajoute un peu de sucre.