Complètement Martel

La dispersion médiatique

Suivez-moi juste un peu avant les siècles des grandes découvertes. Lorsque chacun était égal devant l’immensité de l’océan. Pouvait le longer, y plonger les pieds, s’en nourrir. Pouvait le craindre aussi.
Il ne s’agissait pas seulement d’une grande étendue d’eau. L’Atlantique était chargé de toutes les légendes, de chutes de bord de monde, de monstres tentaculaires infernaux. et de richesses inespérées.

Qu’adviendrait-il de l’Amérique si, à cette époque, en pleine nuit, chacun avait pris une barque pour explorer l’immense étal? Si les Polo, Colomb, Cabot puis Cartier avaient refusé d’attendre l’aval royal, omis de consolider une équipe de voyageurs, et pris la mer, chacun dans sa minuscule embarcation? Si même les simples habitants, marchands ou nobles, clercs ou bandits, avaient fait de même, attendant la nuit tombée pour se lancer dans une quête aveugle du mur de l’horizon?

Ils vogueraient peut-être encore quelque part entre deux continents, ou plus certainement, se seraient précipités dans les gouffres innommables des abysses atlantiques, chavirés par le grain ou la coque crevée par quelque récif.

Et l’Amérique, dans tout cela, aurait peut-être gardé cette semi-virginité légendaire. La civilisation occidentale serait celle des Amérindiens, plus forte parce que jamais souillée par les tares et maladies européennes.

Je sais. C’est ce qu’on appelle refaire le monde. En général on se le permet autour d’une bière et on oublie bien vite tout ce qui a pu se dire entre deux verres. Or, cette fois, l’allégorie de la barque supportera mon propos.

Chaque jour, un nombre impressionnant de carnets (blogues, weblogs) naissent quelque part dans le réseau Internet. Ils sont l’ouvre d’égocentriques en mal d’exposure, de solitaires en mal d’amour, parfois de gens portés par des motifs on ne peut plus louables.

Évidemment, je ne fais pas le tour de la blogosphère quotidiennement. Mais quand je vois toute l’énergie déployée par certains auteurs, qui ne le font que parce qu’ils se soumettent avec rigueur à la passion la plus vive, je passe par différentes émotions.

D’abord, je suis désolé. Je connais la valeur des mots, le travail qu’ils impliquent. Et je les vois être disséminés sans qu’on leur accorde l’intérêt qu’ils méritent. Parfois – rarement, mais tout de même -, je paierais pour lire certains blogues. Et pourtant leurs auteurs se contentent de peu, ayant pour seul salaire l’augmentation plus ou moins régulière du nombre de visiteurs qui butent parfois par hasard sur l’adresse de leur carnet.

Le pathétisme de la chose se dissipe pourtant devant la vertu de ces auteurs qui profitent du plaisir d’être lus. Quand on y pense, un blogue trouve parfois – voire souvent – plus de lecteurs qu’une plaquette de poésie, même que certains romans. Et il permet une rétroaction plus directe de ses lecteurs. Dans quelques cas exceptionnels, c’est une littérature nouvelle qui s’y déploie, consciente des engrenages qui se font la dent au cour même d’un processus de lecture réinventé.

Dans la région, le meilleur exemple qu’on puisse trouver, c’est celui du carnet de Dario Larouche, humblement intitulé Les Clapotis d’un yoyo. L’homme de théâtre y fait un travail de maître, critiquant avec finesse mais sans flagornerie toutes les pièces présentées dans la région, relatant ses lectures théoriques, réfléchissant au théâtre avec une acuité rare, annonçant tous les événements pertinents ayant lieu dans la région ou hors de la région, évoquant l’évolution de son propre travail de mise en scène. Et si je ne suis pas toujours d’accord avec ce qu’il y avance – c’est une évidence, me direz-vous -, rien n’empêche qu’il est en train de consolider un véritable monument de l’information théâtrale dans la région.

Je rêve du jour où les metteurs en scène, comédiens, artistes, photographes, musiciens et autres acteurs culturels se mettront comme lui à la tâche. Où ils cesseront de seulement se vendre le nombril sur MySpace pour réfléchir aussi à leur art, critiquer le travail de leurs collègues. Mais il semble que chacun ait trop peur de se mouiller.

Toutefois, même les carnets de qualité – comme celui de Larouche, mais il s’en trouve d’autres – ont un défaut majeur.

Assis dans une barque qui prend l’eau, Jacques Cartier n’aurait jamais planté sa croix à Gaspé le 24 juillet 1534. Il aurait sombré dans l’oubli aqueux, malgré toute la volonté qui l’animait. Pour que ces bouts de bois croisés, plantés en terre d’Amérique, aient une valeur quelconque, il lui fallait la reconnaissance suprême du roi. Et pour y arriver, il devait s’entourer de toute une équipe, et profiter de navires solides.

C’est ce qui manque aux blogues les plus pertinents. L’idée d’une communauté, ouverte, accessible aux lecteurs. Un réseau qui puisse les mettre en valeur. Qu’ils se démarquent du magma insignifiant dans lequel ils sont plongés.

Alors qu’on craignait les méfaits de la convergence des médias, la première décennie du 21e siècle aura plutôt été celle de la dispersion. J’y remédie à la mesure de mes moyens. Amateurs de théâtre, lisez: lesclapotisdunyoyo.blogspot.com.