Complètement Martel

La clé

C’était une clé immense, couleur rouille. Comme celles qui, dans les histoires fantastiques, ouvrent ces portes magiques derrière lesquelles peuvent se cacher le meilleur comme le pire. Quand je la prenais, quand je sentais son poids dans ma paume, je savais qu’elle était capable de déverrouiller n’importe quel monde. Qu’il suffisait de l’imaginer.

Le seuil était toujours le même. Celui d’une cabane qui traînait au fond de la cour, chez mon meilleur ami. Une ancienne cuisine d’été, je crois. Ou peut-être un grenier pour la conservation des produits du jardin.

En fait, ça n’avait aucune espèce d’importance. De toute façon, elle ne servait plus qu’aux rêves de deux garçons soumis à la seule férule de leur imaginaire débridé.

Je me souviens entre autres d’un vieux grille-pain rutilant, reflétant l’éclat d’un rai qui pénétrait par la minuscule fenêtre. La machine avait fini de brûler ses toasts. Nous l’avions renversée, puis éventrée. Elle devait devenir un indispensable outil de télécommunication visant à contacter les extraterrestres.
Évidemment, ça n’avait pas fonctionné. Faudrait pas me prendre pour un freak des nouvelles junk religions.

En hiver, comme la cabane était inaccessible, nous élargissions notre territoire en allant plutôt squatter le fort du voisin, un grand du secondaire qui s’était approprié le banc de neige du salon funéraire adjacent. J’aurai compris depuis qu’il devait se servir de l’endroit pour fumer des cigarettes à l’abri de l’inquisition familiale.

Nous deux, p’tits culs, étions un peu trouillards. Nous n’allions à l’assaut de sa forteresse que dans l’heure précédant son retour. Et déguerpissions bien sûr à toutes jambes juste à temps pour ne pas se faire chauffer les oreilles.

En fait, nous faisions plutôt office de parasites que de conquérants. Et pourtant, dans nos têtes, nous vivions la satisfaction secrète de ceux qui s’inventent une petite gloire toute personnelle, faite sur mesure. C’était notre Guerre des tuques. C’était même encore mieux. Parce que tous les jours nous sortions victorieux de la forteresse ennemie.

Qu’advient-il aujourd’hui des jeunes matadors qui s’inventent des taureaux à empoigner, des mondes à conquérir? Ces cliques d’enfants rêveurs, un peu étranges, un peu fous? C’est pas la neige qui manque dans mon quartier. Où sont-ils?

On fait tellement de reproches aux enfants qui «rêvent trop» – comme si c’était possible. Il ne faudrait surtout pas laisser un jeune perdre son temps dans les vapes d’un monde qu’il est le seul à pouvoir concevoir. Pourtant, le temps de l’enfance ne se compte pas, ne s’économise pas, ne se perd pas. Et malheureusement, ne se rachètera jamais.

Notre société a choisi son camp. On endort au Ritalin ceux qui sont le plus sujets à la dérape. Déficit de concentration, qu’ils disent.

Et le déficit d’imagination, on le règle avec quelle médecine?

Il faudra bien prendre conscience un jour que le réel est en faillite et qu’il faut le mettre à sa main. Que nos enfants se dirigent droit à l’échafaud s’ils ne peuvent plus se fier aux excès de leur imaginaire pour en relativiser les pires absurdités.

C’était l’appel du Bozo de Félix Leclerc. Ou le «et s’il n’y a pas de lune / nous en ferons une» de Richard Desjardins. Ou le pays imaginaire de Gilles Vigneault. L’imagination comme pierre angulaire de toutes les réalisations. Les plus grands l’ont dit. Même Einstein, à qui on attribue cet énoncé selon lequel «l’imagination est plus importante que le savoir».

On encourage nos enfants à faire du sport. Parce que c’est important (j’en conviens). On clame à tout vent qu’il faut «un esprit sain dans un corps sain». Or l’adage ne parle pas d’un esprit savant. Il ne suffit pas d’apprendre des choses pour être sain d’esprit. Il faut aussi être capable d’imagination. C’est une question d’hygiène mentale.

Alors, quand est-ce qu’on exhorte nos jeunes à rêvasser? À juste s’inventer des histoires pas comme les autres, des univers qui les feront peut-être rougir quand ils seront adultes?

On ne le fait pas. Et pourtant, au final, c’est sans doute la meilleure façon de les faire bouger. Car y a-t-il quelque chose de plus castrant qu’un amas de neige, fût-il immense?

Un simple banc de neige n’explose pas d’effets spéciaux. Il ne devient pas la lande désertique d’un pays du bout du monde. Il n’en surgit aucune armée de monstrueux gnomes. Il demeure un tas de neige, glacé et glissant. Pour y voir autre chose, il faut savoir faire acte de fiction. Inventer. Créer des univers chimériques et instables qui ne respectent aucune de ces lois auxquelles est soumis le réel.
J’ai cette triste impression que la fiction d’aujourd’hui est toujours celle des autres. Et après, on se demandera pourquoi nos jeunes auront l’impression de ne pas être maîtres d’eux-mêmes.

Le seul pouvoir qu’on puisse avoir, c’est bien celui de rêver.

Alors. Qu’ont fait vos enfants pendant la semaine de relâche?