Complètement Martel

À fleur de peau

Le danger au bout de la ligne. Au bout de chaque phrase. Chaque point comme détonateur. Et soudain ils vous sautent au visage.

Avancer comme dans un terrain miné dans la lecture du dernier roman qui se soit trouvé là, sous sa main. À chaque page une explosion. Sortir un peu plus meurtri de chacune de ces tranchées de mots. Craindre de faire partie du charnier. Lorsqu’on aura fermé son dernier livre.

Il y a des risques inhérents à la lecture. Celui d’être sabordé par un auteur qui écrirait à grands coups de hache. Sans nuance mais avec beaucoup d’éclat. Celui de voir son désir éteint par un texte particulièrement étouffant. Celui de se brûler à même le feu des pages.

Si vous êtes comme moi, vous passeriez parfois des heures devant les présentoirs des librairies. Au pif entre les étagères. Ne souffrant pas que le commis vous surveille.

Des heures à soupeser chacun d’eux. Sentir leur poids. Caresser leur couvert. Pincer le coin d’une page. Oser profaner les champs de bataille paginés.

Des heures à tenter le diable. À flairer une histoire puis une autre, dans un rapport presque canin, sans lendemain. Parce que les livres, comme les chiennes, n’exigent aucune fidélité.

Des heures à prendre, puis à abandonner. Pour enfin sortir du commerce les mains vides de tous ces livres qui n’ont pas su vous séduire.

La vérité, c’est que j’ai peur des livres. Des dommages qu’ils peuvent causer. Comme j’ai peur des dentistes. Des garagistes. Ou des avocats. Ouvrir un livre, c’est donner son aval à une entente tacite qui implique une confiance totale – et aveugle. Ce que j’accorde difficilement.

S’il y a une chose que je déteste, particulièrement en ce qui a trait à la littérature, c’est que ma confiance soit brisée. J’abhorre au plus haut point la déception. En fait, je n’ai de mémoire que pour ce qui m’a déçu.

Il y a quelques semaines, je commençais la lecture d’un récit biographique. Une plaquette de 160 pages intitulée Chevalier de Lorimier, défenseur de la liberté, relatant la vie de ce patriote passé par l’échafaud en 1839. C’était prometteur, pourtant. Mais je n’ai toujours pas fini. Cherchant trop à coller à la vérité historique, on a transformé Lorimier en une coquille vide. Parce que l’histoire n’a pas de cour. Elle ne retient des hommes que le visible. Et elle déleste leur vie de tout ce qui importe.

J’ai abandonné.

Je me souviens d’une époque où je me refusais net tout abandon de lecture. Il m’était inconcevable de ne pas terminer un bouquin, simplement par respect pour le travail de l’auteur. Mais c’était un autre temps. Alors que tous les livres qui me tombaient entre les mains étaient d’abord passés au crible par les bonzes des institutions d’enseignement qui ont ponctué ma vie.

Dire que je m’insurgeais contre le fait que ce soit des lectures «imposées». Je crois que je ne comprenais pas la chance que j’avais d’avoir un tel filtre pour m’éviter les pires déceptions.

Et puis, comme pour me rassurer, un roman vient chatouiller ma curiosité. La Peau des doigts, comme une caresse furtive, une surprise tout en chair, une ode au toucher qui ne perd pas son temps, qui séduit. Et qui dure. Dès la première phrase j’étais conquis par un aplomb vif, par une audace brillante. «J’avais ta chair arrachée entre les dents.» Une phrase acérée, dont la morsure ne lâche prise qu’après la centaine de pages que contient le livre.

C’est un récit empreint d’une liberté subtilement contrôlée, dense et sensuel, qui raconte la distance. Entre Montréal, Paris, l’Ukraine et la Kabylie. La distance entre les êtres aussi, jusqu’à celle qui sépare les membres d’une même famille. Des personnages dignes des meilleurs théâtres. L’impression, parfois, d’assister à la réincarnation de Bérénice Einberg. Pas une pâle copie de L’Avalée des avalés comme celles auxquelles on a eu droit, trop souvent. Plutôt le sursaut de son esprit rêveur et égocentrique, de son enfance déchirée. La même urgence – et la même douleur – d’aimer.

C’est un univers de souffrance crue, à mille lieues des tirades convenues. La jeune – et fougueuse – auteure d’origine algérienne Katia Belkhodja nous bombarde d’images particulièrement poétiques, ici d’une beauté exquise, là brûlantes d’une souffrance communicative. Elle recourt sans ménagement à l’intelligence du lecteur par différentes références, parfois usées – attendre Godot aujourd’hui n’est pas loin du cliché – mais le plus souvent subtiles et bien amenées. Bref, c’est un premier livre qui présage une carrière prometteuse.

Moi qui croyais n’avoir de mémoire que pour ce qui m’a déçu. Me voilà forcé d’admettre que je me souviendrai de La Peau des doigts. Je l’ai encore à fleur de peau.