«Ta gueule. On est dans un pays libre.» Qu’il me dit avant de cracher sur le trottoir quelque chose de gluant, jaunâtre et sanguinolent. J’ai eu peur que ce soit ses amygdales. En le voyant tirer ensuite une douloureuse bouffée de sa cigarette, grimaçant et pourtant satisfait, je me suis dit que j’aurais pu avoir l’air de ça.
C’était en 1990. L’été de mes 12 ans. J’avais un rutilant BMX, gréé de quelques accessoires surprenants – freins au guidon, imaginez! Ainsi qu’un bruyant klaxon. Une belle machine qui me manque encore à l’occasion.
Un peu en dehors du village, l’Hôtel 51 avait été démoli. La piscine, vidée puis lézardée par le soleil, était un vrai paradis pour notre clique de matamores, finissants du primaire.
On avait métamorphosé cette immense piscine creusée en rampe de BMX, où j’ai appris à jouir de l’adrénaline. J’ai même flirté avec la politique dans ce creuset de béton. L’Accord du lac Meech venait de tomber à l’eau devant le refus de Terre-Neuve et du Manitoba d’entériner l’entente. Dans nos têtes de petits gars se traçait déjà grossièrement le croquis d’une pensée politique à mesure que se dessinaient quelques graffitis sur la rampe improvisée. Clyde Wells avait d’ailleurs essuyé une bonne partie de notre peinture en aérosol. Je me demande encore où on avait déniché ces bonbonnes.
Ce n’était pas bien méchant, en fait. En ce lieu désaffecté, nous avions l’impression de pouvoir être rebelles sans faire de mal à qui que ce soit. Comme si nous avions trouvé une marge où griffonner nos réflexions d’enfants, une enclave où la justice serait plus clémente envers nos idées folles de préadolescents. Et nous n’avions pas tort de le penser. Dans ces villages où tout se sait, il faut que les habitants se ferment les yeux de concert pour que ces choses-là ne soient pas répandues.
C’est sans doute à cause de cette ambiance que lorsqu’une cigarette s’est allumée, je l’ai portée à ma bouche. Je me souviens d’elle comme je me souviens de mon premier french kiss derrière la petite école, comme je me souviens de la première fois que j’ai pris le volant (dans le stationnement de l’église), comme je me souviens de la première fois que j’ai fait l’amour – trop jeune aussi, mais j’éviterai à ma mère de faire une syncope en ne m’étendant pas plus sur le sujet.
C’est donc à 12 ans que j’ai fumé ma première clope. D’autres ont suivi avec les jours, et les années, et les mensonges.
Puis est arrivé 1999. L’été de mes 21 ans, nouveau moment charnière de ma courte histoire. Cette saison m’a appris à me baigner nu à l’aurore pas loin des becs-scies, à partager ma vie plutôt que seulement en profiter, à faire l’amour sans lendemain, à écouter l’autre sans m’attendre à ce que ça me rapporte quelque chose. J’ai tâté de la liberté comme on touche la chair d’une amante, sans certitude mais avec toutes les attentes du monde.
Évidemment, j’ai été déçu. Comme on l’est toujours à 20 ans. Déçu de ce que les gens faisaient de leur liberté. Souvent, on s’imposait une multitude de contraintes étranges destinées à entretenir cette «liberté» bidon.
C’est comme ça que j’ai compris l’utopie qu’éclipse le séduisant concept de la liberté, inopérant et non avenu. Quand on choisit ses libertés, on choisit aussi ses servitudes.
Un peuple choisit la démocratie? Il se refuse la tête d’un diktat, fût-il fin stratège, particulièrement bon, et doué d’une capacité d’abnégation rare. Je sais, mon exemple est théorique. Mais parlons-en tout de même à ces Russes qui auraient bien fait quelque accroc à la sacro-sainte démocratie pour voir perdurer le règne de Poutine.
Il n’y aurait donc pas UNE liberté, mais DES libertés. En proie à cette pathétique prise de conscience, bouleversé, j’ai relevé une à une mes libertés et mes servitudes, interrogeant la volonté que j’avais de me soumettre à l’une ou à l’autre. Et je refusais net d’être assujetti au tabac. J’avais fumé ma dernière cigarette sans même m’en rendre compte.
Aujourd’hui, je vis bien avec toutes ces petites dépendances dont j’ai accepté le joug. Et je vis encore mieux sans celles que j’ai refusées. Je sais qu’il n’y a liberté que lorsqu’il subsiste un choix, et ce n’est plus le cas pour celui qui est sujet à une dépendance physique et psychologique.
Récemment, on m’a formulé quelques plaintes à propos de publicités vantant des produits du tabac dans nos pages. Il semble que, parce que notre lectorat est âgé d’au moins 18 ans dans une proportion de 85 %, elles soient légales. Est-ce que ça signifie que je les endosse?
Allons donc. Ce n’est pas sérieux. Avez-vous vraiment cru que je prenais la responsabilité de toutes les publicités qui se trouvent dans ce journal? Il n’y a pourtant pas plus intolérant qu’un ex-fumeur, à ce qu’on dit.
Je suis d’ailleurs fort aise de la loi qui a fait se dissiper les nuages insistants de cette fumée bleue et étouffante qui embrumait mes dures soirées de labeur. C’est toute la culture qui a de quoi se sentir mieux.