Complètement Martel

L’allégorie de la pêche

Alors c’est ainsi que se baptise une amitié à 30 ans.

Au fond, ce n’est pas si différent de lorsque nous étions enfants. Quand on se regardait de loin dans la cour d’école. Qu’il suffisait que l’un des deux fourre sa poignée de billes dans ses poches, et mette son courage dans son petit baluchon. Un rapprochement tout simple. Et c’était fait.

Il y a quelques semaines, au vernissage de l’exposition de Lise Labrie, au Lobe, j’ai croisé Simon-Pier Lemelin. C’est un artiste qui a exposé à plusieurs endroits; entre autres, dans la région, il a créé un vidéo-vélo dans lequel il promenait ses spectateurs pour la durée d’une ouvre vidéo (programmation de Trafic’Art 07), et plus récemment, il faisait partie de cette délégation d’artistes québécois à Cuba dans le cadre de l’échange Arte de Québec en La Habana.

Ceux qui se sont permis une petite visite de l’exposition de Lise Labrie (avant qu’elle ne se termine) se rappelleront qu’elle y présentait les mises en ouvre de rapprochements subtils entre la chair du saumon et l’écorce des arbres, entre l’instinct du premier et les racines des autres. Elle avait fait appel aux services de Lemelin pour la création d’un livre d’artiste, dont chaque exemplaire devait être accompagné d’une mouche. Vous savez, ces mouches dont on se sert à la pêche, lorsqu’on fouette la soie au-dessus de l’onde dans un ballet hypnotique.

Dans ce contexte, il était de bon ton de parler de pêche. Je n’ai pas été plus original qu’un autre.

– Faudrait bien que tu me montres comment faire des mouches, un jour.
– Si tu veux, on ira pêcher ensemble.

Ce genre d’invitation. Un peu comme l’éternel «on s’appelle et on déjeune». Depuis que les règles de l’étiquette ont perdu la cote, il faut dire qu’on cherche sans relâche à réinventer notre façon d’entamer la conversation. Et dans ce vide laissé par le trou béant des bonnes manières, depuis longtemps amputées de nos rapports sociaux, on ne sait plus trop ce qui est fondé, et ce qui reste de l’ordre de la politesse.

Alors c’est ainsi que se baptise une amitié à 30 ans. Une invitation plutôt convenue, lancée comme une ligne à l’eau sans vraiment croire qu’on puisse mordre à l’hameçon. Puis un samedi en fin d’après-midi, le téléphone qui sonne. Au bout de la ligne bien tendue, Simon-Pier qui a mis son courage de gamin presque trentenaire dans son sac à pêche. Et voilà que la politesse de l’autre soir se transforme en une complicité presque spontanée, en une aisance surprenante. Jusqu'à en avoir les pieds dans l’eau d’une rivière.

Parce que comme tous les grands baptêmes, c’est dans l’eau que ça se produit, jusqu’aux genoux, puis jusqu’à la taille, à sentir le courant harceler son équilibre.

Nous étions alors à mille lieues de ce rapport particulièrement encadré qu’entretiennent les journalistes et les artistes.

C’est une chance remarquable de découvrir l’individu derrière l’artiste. De ne pas le voir comme un monstre de foire crucifié à la colonne d’un journal. Mais de prendre conscience qu’au-delà d’une démarche artistique, comme celles que nous avons le mandat de mettre de l’avant dans nos pages, les créateurs ont des passions toutes profanes.

Simon-Pier m’a fait découvrir une rivière poissonneuse, que j’avais déjà vue, mais que je ne connaissais pas sous ce jour. Il a ouvert notre chemin parmi les secrets que recelaient ses méandres. J’ai appris à faire gaffe au roulement des pierres de fond, qui soulèvent à tout coup les cailloux pour les pousser à quelque saltation; aussi à dénicher ces fosses où le poisson se repose, comme s’il attendait notre appât.

S’il y a une chose que j’ai comprise depuis que je fais ce boulot de journaliste culturel, c’est qu’un véritable artiste développe avec le temps la faculté de poser un regard tout à fait particulier sur la vie. Que si on veut véritablement redécouvrir le monde qui nous entoure, il est souvent le meilleur guide pour nous y aider. Comme si, à force de refaire le monde à grands coups d’actes créatifs, il commençait à le mettre à sa main.

Quelqu’un pourrait écrire un livre de cette façon. Proposer à certains de nos artistes de publier des entretiens qui permettraient au lecteur de découvrir le monde à la lumière de leur point de vue, original et stimulant.

Ou alors faire une série télé. Pas un show de plogue comme le deviennent les émissions de cuisine, où les artistes sont trop souvent des apparats encombrants. Pas non plus un truc larmoyant où on fouillerait dans les tiroirs de bobettes pour retracer quelques lignes d’un vieux journal intime et ce qu’il recèle de tragédies d’enfance. Non. Juste de la passion et un regard neuf.

Ou peut-être une série d’articles? J’y penserai.

Et voilà comment une simple partie de pêche aura pu me permettre de parler d’amitié, d’art, de littérature et de télé.

Eh, Simon. J’ai oublié mon manteau et quelques mouches dans la boîte de ton pick-up, je crois. Faudra se revoir, j’en ai bien peur.