Complètement Martel

Histoire sans faim

Le frigo est plein à craquer. Dès que je l’ouvre, je repense à cet argument qu’on me servait comme un condiment lorsque j’étais garçon. «Il faut tout manger: ailleurs, des gens ont faim.» J’ai cru longtemps en avoir développé une culpabilité maligne, comme un cancer bien implanté qui me ruinerait l’humeur. Et je rageais en tentant de me convaincre que la moindre perte n’était pas un crime contre l’humanité.

Aujourd’hui, l’argument est devenu mode de vie. Réduire sa consommation n’est plus le fait de quelques hippies vivant hors de l’histoire. Ou de ces pauvres types se faisant une philosophie de se contenter de peu.

Par contre, malgré l’importance de nos petits gestes – sacs réutilisables, récupération, diminution de la consommation d’essence et d’électricité -, il nous manque un plan politique d’envergure. Le Québec ne souffre pas encore de la situation – rien à voir avec les 3,7% d’inflation en Europe, ni avec les soulèvements de masse qui se sont produits dans plusieurs pays. Mais il faudrait être complètement inconscients pour croire que nous pourrons y échapper si facilement.

Avec la crise alimentaire qui affame la population mondiale et la crise énergétique qui étrangle déjà nos portefeuilles, parler d’indépendance au Québec prendra bientôt une tout autre signification. Le PQ a muté le concept en «projet de pays», oubliant peut-être l’essence même du mot indépendance. Comme s’il s’agissait d’un synonyme de la souveraineté. Ce qui devient primordial, c’est de prendre les moyens de ne plus dépendre d’aucune autre entité politique ou économique.

Il y a 170 ans, un peu avant que les billes de plomb ne percent les chairs, que les chaumières ne brûlent sous l’insistance des flambeaux, le patriotisme des Papineau et compagnie leur avait fait proposer une politique de protectionnisme plutôt efficace. Privilégier ce qui venait d’ici aidait au développement de l’économie du pays, et du même coup faisait mal à «l’ennemi». Pipes de plâtre, vêtements de laine – dont la tuque caractéristique qui servira plus tard au symbole felquiste -, il fallait privilégier les produits d’ici. L’argument économique n’était qu’un moyen de servir les élans patriotiques.

Aujourd’hui, l’argument n’a rien de politique; il en est un de survie. Après une ère de libéralisation des marchés internationaux, il faudra de plus en plus miser sur le marché local. Parce que dépendre d’autres pays pour des choses aussi primordiales que la nourriture et l’énergie nous enlève toute marge de manouvre.

Le Québec a branlé dans le manche avant de développer le moteur électrique. Et maintenant, nous payons le prix. à la pompe. Et alors que l’urgence se fait sentir, les analystes admettent qu’il est trop tard pour la voiture électrique. Comment a-t-on pu tolérer une telle dépendance aux producteurs de pétrole alors que nous étions les chefs de file en matière d’hydroélectricité? Ça s’appelle manquer son coup.

Le plus inquiétant, c’est que le Québec est de moins en moins indépendant sur le plan de l’alimentation. La concentration de la production agroalimentaire autour des cultures vouées à l’exportation, jumelée à notre consommation presque réflexe de produits d’importation, nous place aujourd’hui dans une situation de dangereux déséquilibre.

Dire que certains ont pris pour des fous sympathiques les membres de l’Union Paysanne qui prônaient une agriculture à l’échelle humaine. L’idée est pourtant moins absurde qu’elle pouvait en avoir l’air alors que le mouvement commençait à se faire les dents sur le dos de l’UPA.

De plus en plus de petits producteurs deviennent des «fermiers de famille». Se rangeant derrière le concept d’une agriculture soutenue par la collectivité, ils établissent une relation de confiance avec leurs «partenaires». Si un insecte dévaste la récolte, pas question de mettre son fermier sur la paille. C’est un peu tout le monde qui éponge les dégâts. Toutefois, on partage aussi la foisonnante moisson.

Quelque part entre les villages de Saint-Fulgence et Sainte-Rose-du-Nord, des légumes poussent pour moi – comme pour près de 150 personnes. Des plants étirent leur feuillage encore jeune dans l’air frais du fjord, juchés en haut d’un cap, les racines enfoncées dans la terre meuble de champs modestes, entretenus avec l’amour et la persévérance des passionnés, voire la folie des développeurs.

Mon fermier endure les nuées de moustiques, les journées interminables de travail au champ, la terre sous les ongles, la peau brûlée de soleil.  Tout ça pour que chaque semaine de l’été, depuis trois ans, je reçoive comme un sac à surprises le fruit de son labeur, profitant d’une diversité rare de légumes.

L’échelle humaine. Le marché local. La réponse se trouve là. Ne dépendre que de nous-mêmes. Refuser qu’un légume doive traverser des milliers de kilomètres avant de tomber dans notre assiette. Préférer la proximité, la chaleur de ces producteurs passionnés, la saveur des légumes frais cueillis, la diversité au fond d’un panier.

Une histoire sans faim, à n’en point douter.