Elle glisse des doigts fous dans mes cheveux, puisque son regard amoureux n’a pas su chatouiller mon attention. «On serait bien, en vacances, tu ne trouves pas? Je partirais en voyage.»
Je partirais en voyage. Cette phrase est sans doute celle qui me vient le plus souvent à l’esprit. Quand se termine un festival qui m’a tenu particulièrement occupé. Quand j’ai le regard qui prend cette forme panoramique calquée sur l’écran de mon ordinateur. Quand j’ai les ongles qui grattent ma table de travail dans un ti-galop aliénant qui semble ne jamais vouloir cesser. Quand je prends mon quatrième café de la matinée et qu’encore j’ai la gueule entrebâillée par des spasmes de sommeil.
C’est comme ça toute l’année. Je suis de ceux qui traînent ce goût de la fuite inconsidérée. C’est viscéral. Peut-être est-ce dans ma tête, mais j’ai l’impression qu’est inscrite, quelque part dans mes gènes, cette formule runique qui aura poussé l’être humain à suivre les chemins de toutes ses migrations. Répandant ses dégâts sur tous les continents.
De la même manière, j’ai sans cesse le goût de changer de tête, de me muter en touriste. À 30 ans, j’ai vu Montréal un nombre incalculable de fois, la Beauce et Charlevoix. J’ai arpenté longuement toute la Côte-Nord, son granit rose, goûté sa chicouté à toutes les sauces. J’ai vu la poétique Minganie, entendu le bruit de vaisselle cassée de nos pas sur les galets de ces îles où sont érigés les célèbres monolithes. À Mingan, il avait même fallu amarrer notre tente à la voiture, ballottée toute la nuit par le vent du large.
Trois fois j’ai fait le tour de la Gaspésie. Les falaises sanguines de Caplan, le turquoise de la baie des Chaleurs. Et c’est sans compter cette folie qui nous avait menés à Carleton dans le seul but de souper, coup de tête s’il en est un. Il faut dire que l’essence était moins onéreuse à l’époque.
J’ai traversé aussi le contrasté Nouveau-Brunswick, de forêts impénétrables et de plages brûlantes, où l’on doit continuellement passer d’une langue à l’autre sans plus de salamalecs.
Et le Bas-du-Fleuve, d’où je suis originaire, n’a plus de secrets pour moi depuis très longtemps. Je me souviendrai toujours de ce voyage à pied que j’avais fait avec mon meilleur ami. Sac au dos, nous avions remonté la route 132, inspirant la pitié de nombreux automobilistes dont nous refusions invariablement les offres de transport. Jusqu’où nous le pouvions en une semaine. Avec un sac trop lourd, on ne se rend pas très loin.
J’ai aussi vu la Mauricie, sa superbe Saint-Maurice où j’ai canoté (et dormi sur une île, sacré délinquant!); la rivière Matawin effeleurée. Il en arrive des choses à bord d’un raft.
Et le calme Richelieu. Et l’Estrie. Et bien sûr. le Saguenay, le Lac-Saint-Jean, que je découvre un peu plus chaque année – mais alors, ce n’est plus vraiment des vacances pour moi. J’y travaille toujours un peu. On ne se défait pas d’un journal aussi facilement.
Elle glisse des doigts fous dans mes cheveux. Encore. J’aime quand elle le fait. «On sera bien, en vacances, tu ne trouves pas? Où irons-nous cet été?»
Déjà? J’ai beau attendre ce moment toute l’année, chaque fois, je tombe des nues lorsqu’il se présente. Mais elle a bien raison. C’est dans deux semaines que le temps s’arrête, pour nous. Et rien encore n’est fixé. On se regarde dans les yeux avant de crouler de rire. C’est pas croyable. On ne se défera jamais de cette attitude un peu trop tête en l’air.
À quelques reprises au cours des derniers mois, je ne sais plus trop pour quelle raison, nous avions parlé de la région de Gatineau. Sans doute parce que nous n’y sommes jamais allés. Oh, j’y suis bien passé une fois pour visiter le parlement à Ottawa. Mais j’avais 10 ans, et c’était un voyage scolaire. Ça ne compte pas.
Alors comme à notre habitude, nous partirons dans une direction plutôt qu’avec une destination. Une semaine en déroute, sans réservations ni projets établis. Parce que nous avons compris depuis longtemps que ce qui nous intéresse le plus n’est jamais ce qui draine la majorité des touristes. Et parce qu’il n’y a rien de plus frustrant que de se sentir obligé de poursuivre son chemin même si on trouve quelque chose d’intéressant.
Il y a certainement quelques trucs qui sauront nous arrêter. Ce serait bien de faire une escale à Shawinigan pour voir cette expo de Ron Mueck et de Guy Ben-Ner, La Vraie Vie, à la Cité de l’énergie. Alors on passera par La Tuque pour s’y rendre. Et on prendra le chemin le plus long, crevant les Laurentides pour peut-être s’y arrêter avant de rejoindre Gatineau.
Mais surtout, je veux manger. Il paraît qu’on mange bien à Gatineau. Sans doute est-ce parce que les parlementaires traversent le canal pour se remplir la panse. On fera pareil. On mangera. Trop et trop bien. Puis on fera sans doute un crochet en Ontario pour aller fouiner dans les musées de la capitale.
À moins qu’on reste ici et qu’on continue le voyage dans notre tête? Elle me regarde d’un air perplexe. On ne sait jamais vraiment avec moi. Et c’est son grand malheur.
Pourtant, c’est toujours dans la tête qu’on voyage de toute façon.