Complètement Martel

Un lundi soir sur terre

Au moment d’arriver à la Zone portuaire pour voir ce magnifique trois-mâts qui a jeté l’ancre à Chicoutimi, le soleil s’étouffe dans un orage pelotonné contre l’horizon. Me voilà tout à coup d’humeur maussade. C’en est fait de mes possibilités de prendre des photos qui en vaillent la peine, la lumière ne sera plus suffisante.

L’air est particulièrement tiède, et le vent fait l’éponge en nous aspergeant des postillons que crache l’immense fontaine du Vieux- Port. Dans mon esprit retors, elle figure une mamelle rocailleuse aux déjections intarissables. Elle aurait retenu dans son galbe les eaux dévastatrices du lointain déluge pour nourrir aujourd’hui la beauté de nos soirs d’été.

Nous sommes nombreux sur les trottoirs de bois, arpentant la balustrade qui donne sur la rivière Saguenay. Le rendez-vous lancé par les médias fut entendu: on veut voir le grand voilier, même s’il n’est pas encore accessible au public.

Mais il y a plus. Près du Hangar du vieux port, un attroupement particulièrement important. Des caisses de son retiennent les passants en vociférant une chanson de Shania Twain. «Who’s bed have your boots been under?» L’atmosphère est à la fête. Surgissent de grands éclats de rire. On se brasse le popotin en suivant les quelques indications d’un DJ country animateur de foule. Le bonheur se trouve au bout d’une ligne dansée sur un air country, coude à coude avec d’autres amateurs de quadrille et de je ne sais quelle immuable chorégraphie.

Et alors c’est immanquable: j’envie les gens qui sont d’un naturel content. Ceux qui trouvent leur salut quotidien dans la même satisfaction des pareilles envies, inchangées – et inchangeables. Répétant les mêmes gestes pour réitérer les mêmes plaisirs certains.

Et moi qui me brûle au flux des désirs instables, consommateur irréfléchi de ce qui excite les sens, ne m’extasiant que devant l’art le plus outrageux et ne trouvant de quoi me satisfaire que dans le changement vain des stimuli artistiques.

Souvent, très souvent, je me rends compte à quel point je peux me tromper. Quand j’entends une voisine chanter à tue-tête la même chanson de Marjo, de chats sauvages et d’oiseaux sans cage. Ou quand, contraint d’attendre à un feu rouge, je m’amuse à folâtrer parmi des ondes FM que je n’ai pas l’habitude d’écouter, et qui pourtant font tonner les mêmes vieux canons que je découvrais – parfois déjà en retard -, lorsque j’étais jeune adolescent.

J’ai l’urgence à chaque semaine, voire à chaque jour, de renouveler mon expérience de la vie et de l’art. Mais au fond, peut-être est-ce une erreur.

Sur un banc, devant le spectacle du ciel violacé où se découpent les deux ponts de Chicoutimi, un jeune couple qui semble heureux. Il y a des amants qui connaissent si bien leur amoureuse qu’ils savent ses désirs les plus chers, connaissent ces recoins de sa chair qui ouvrent les voies au frisson, et savent quand, comment et où embrasser pour satisfaire. Peu importe alors que l’amour se répète, puisque c’est de l’amour, et que c’est bon. N’est-ce pas, que c’est bon?

Et c’est ainsi de la culture. Des écrivains ont compris ce que leur lectorat veut lire, et ils le lui glissent sous les yeux avec le doigté nécessaire. Des réalisateurs revisitent les mêmes scénarios en haute définition. Des peintres ont répété le même motif, celui tant attendu par les collectionneurs, produisant à la chaîne des paysages, des pommiers ou des parapluies. Des chanteurs maîtrisent la pop bonbon et l’offrent comme un dessert à un auditoire qui en redemande.

Et on relit les mêmes mots dans des phrases un peu différentes. Et on regarde les mêmes émissions sur de nouveaux appareils et les mêmes peintures dans de nouveaux cadres. Et Paul McCartney attire 270 000 personnes sur les plaines d’Abraham où il chante le même chapelet de chansons.

Quand je vois à quoi semble s’accrocher la majorité, et qu’en contrepartie je me rends compte de la vitesse à laquelle je me blase. De l’insatisfaction patente qui me retient de m’abandonner en appréciant un roman, une ouvre ou une chanson. Je me dis qu’il FAUT que j’aie tort. Que le bonheur est peut-être inversement proportionnel à l’esprit critique. Mais je suis orgueilleux. Aussi continuerai-je de faire à ma tête. Évidemment.

Car même si j’envie le bonheur béat et l’enthousiasme de ces gens contents qui remâchent les mêmes paroles ou reproduisent en ligne les mêmes gestes mécaniques, je me dis qu’il faut encore quelques frustrés pour exiger que la culture avance, qu’on passe à autre chose. Question que les marchands de nostalgie ne s’emparent pas totalement du marché culturel.

Parce qu’il faut aussi des amants qui cherchent à réinventer l’amour, ne se satisfaisant d’aucune routine. Même si les corps demeurent inchangés (ou presque). Même si les rapports amoureux sont aussi ridiculement naïfs et répétitifs, depuis que le premier homme bécota la première femme sur le premier banc public de l’humanité. Bien avant que Brassens ne chante, voire avant que n’existe le mot pathétique.