Complètement Martel

La litanie des souvenirs

Revenir sur ses pas. Comme des centaines de milliers de personnes qui ont pris le Québec en pâture, se nourrissant du paysage. Retontir comme ces touristes plus ou moins grégaires migrant dans tous les sens comme des oiseaux fous, laissant leur trace de-ci, de-là.

Revenir chez soi, la tête encore à mille lieues du quotidien. Écrasé par une fatigue nouvelle et saisissante, le corps épuisé mais le sommeil introuvable, même en fouillant. Peut-être tombé des bagages, quelque part sur la route des vacances. Sans doute remplacé par ces souvenirs qui ne se dissipent plus, qui assaillent et turlupinent lorsque minuit est déjà passé et que la réalité tarde à fuir dans ces ouates nocturnes qui tapissent les rêves.

Se répéter sans cesse, comme un mantra étrange, la longue énumération des lieux visités, des visages rencontrés, des émotions partagées. Et en boucle encore, la même litanie, écrite avec cette encre qui sourd de l’expérience. Écrite sur le palimpseste de la mémoire.

Avoir choisi des vacances urbaines, dans le flux des voitures et des gens qui se bousculent. En se disant que sous la pluie, il vaut mieux voir la ville que la mer. Et que si l’été continuait de se charger de tous les orages du monde, mieux valait voir venir.

Alors avoir préféré les musées climatisés, les cinémas bondés, les restaurants parfumés, les terrasses fermées des bistros humides, la poisse des trottoirs et des murs crasseux, les espaces verts cernés de béton. Et ne pas regretter.

LA NAISSANCE DES GÉANTS

À Shawinigan, j’ai vu naître des géants. Les ouvres grandioses du sculpteur hyperréaliste Ron Mueck, regroupées sous le titre La Vraie Vie, à La Cité de l’énergie, valaient à elles seules le déplacement. Mes appréhensions – je n’aime pas souvent le réalisme en art – ont rapidement été remplacées par une fascination émue. Malgré sa taille immense, La Fille – ce bébé utilisé pour la promotion de l’exposition – ne perdait en rien sa fragilité tout enfantine, si bien qu’on l’aurait bien prise dans nos bras – si on avait su par quel bout l’attraper. L’artiste suscite la même pulsion empathique pour ses vieillards effacés que l’imminence de la mort semble avoir rétrécis.

Le parallèle entre La Cité de l’énergie et La Pulperie s’est imposé par lui-même à mon esprit. D’un côté, l’organisme de Shawinigan arrive à présenter des artistes d’envergure internationale comme Mueck et Guy Ben-Ner, un artiste israélien très en vogue dont j’avais déjà vu une partie du travail au Musée d’art contemporain de Montréal. Évidemment, l’objectif de La Pulperie est différent. Mais je me suis tout de même demandé pourquoi La Pulperie n’arrivait pas à séduire un public plus grand alors que les infrastructures permettraient un accueil au moins aussi important.

DE NOUVEAU «L’HOMME NOUVEAU»

Plus tard, à Ottawa, je me suis arrêté au Musée des beaux-arts du Canada. Si le travail de Mueck m’avait ému, l’exposition Les Années 1930. La Fabrique de «l’Homme nouveau» a complètement transformé ma façon de voir le monde et de relire l’Histoire. C’est sans doute ce genre de bouleversement qu’on attend des arts. Avec 200 ouvres rassemblées, échantillons du travail des artistes les plus connus de l’époque – dont les Picasso, Masson, Dalí, Ernst, Kandinsky, Pollock, Miró. Le comité organisateur de l’exposition, dont le commissaire Jean Clair, a mis en relation l’évolution de l’art avec les avancées scientifiques et biologiques de l’époque, qui se sont traduites, on le sait, par ces politiques racistes, eugénistes et fascistes ayant eu pour résultat les pires carnages de l’Histoire. La thèse soutenue est que non seulement on a assassiné à la chaîne des millions de Juifs et des centaines de milliers de handicapés et de déficients mentaux, mais aussi a-t-on cherché à créer l’Homme nouveau, athlétique, sain, idéal et standardisé.

Parmi les ouvres regroupées dans cette exposition, on en retrouve certaines de propagande des régimes visant l’épuration ethnique. Le choc est inévitable devant un document vidéographique propagandiste montrant Hitler acclamé par une population d’hommes, de femmes et d’enfants, puis ses troupes excessivement nombreuses, marchant au pas dans des chorégraphies qui auraient rendu ridicules les prétentions de nos spectacles dits «à grand déploiement».

Si Adolf Hitler prenait le pouvoir aujourd’hui, sa folie meurtrière ne décimerait sans doute pas les mêmes populations. L’eugénisme contemporain, dont on trouve des traces dans le discours qui domine notre époque, prend le visage impossible de nymphettes réinventées au numérique, filiformes et garçonnes, ou de jeunes hommes imberbes et sculptés en salle de conditionnement. Il répudie plutôt la viande rouge, le cholestérol, les gras trans, la cigarette, les excès d’alcool.

À l’époque, peindre l’imperfection, le laid ou le monstrueux était un acte révolutionnaire. Bientôt, il faudra plutôt manger un gros steak lors d’un souper trop bien arrosé avant de fumer un cubain. Gageons que les Pollock et autres artistes de l’avant-guerre seraient encore portés vers la révolution aujourd’hui.