Il sort de l’ombre en s’étirant lascivement. De nombreux visages s’agglutinent à la rambarde. On entend des «oh!» et des «ah!». Et quelques expressions étranges, portées par des langues qu’on ne reconnaît pas toujours.
Chaque pas de ses larges pattes est un spectacle pour les touristes boulimiques qui veulent se gaver de nature «sauvage». S’ils sont chanceux, le couguar rugira: un bonus pour ces visiteurs impressionnés qui sont de plus en plus nombreux, jouant du coude pour mieux apprécier la beauté royale du rarissime félin canadien.
La bête avance sans presse, tourne en rond dans l’enclos idéal. Les oreilles en alerte, parfaitement conditionnée, elle sait que ça se produira bientôt. Son estomac frissonne.
Puis une boulette tombe du ciel. Viande chevaline, extra maigre, assaisonnée des quelques additifs jugés nécessaires par les autorités médicales. Dans un enclos adjacent, un dindon sauvage glougloute, aucunement impressionné par les grognements satisfaits de son voisin de palier.
Tu reviens chagrin de ta visite au Zoo sauvage de Saint-Félicien. Pourtant, tu y as passé du bon temps avec les tiens, sous le soleil du Lac. Même à un an, le plus jeune a semblé en profiter, confondant tout de même un peu toutes les espèces rencontrées avec des chevaux ou des vaches, desquels il imitait les onomatopées avec entrain. Et le plus vieux n’a que la Boréalie à la bouche depuis son retour.
Il faut dire que le virage familial du zoo est particulièrement efficace. Les jeux d’eau sont parmi les plus stimulants qu’il t’a été donné de voir. Mais surtout, le parcours d’hébertisme qui ceinture l’enclos des macaques japonais permet aux jeunes – et aux moins jeunes, avoueras-tu – de partager quelque intérêt pour le jeu avec ces sympathiques primates.
Non, ce qui te chagrine, ce n’est pas la situation des animaux. Ils peuvent se vanter d’avoir une vie proche de la perfection. Surtout les bêtes qui se partagent les vastes espaces du Sentier de la Nature, où ils peuvent vivre, pour la plupart, en un semblant de liberté. Nourris et logés sans être contraints à un territoire trop restreint, ils ont la vie facile.
Si tu reviens chagrin, c’est que tu as vu dans leur conditionnement (réglé sur le flot des touristes qui suivent l’heure des collations), ainsi que dans leur paresse de pacha, quelque chose comme une absence hypnotique que tu reconnais chez tes contemporains. Que tu as vue, aussi, dans tes propres yeux mirés dans la glace matinale.
Tu te vois faire les cent pas dans une maison vide, aller et venir jusqu’au frigo. Dans la déprime du confort et du bonheur béat, tu engraisses, amorphe et sédentaire à l’os. Accepter sa condition d’être humain, c’est supporter d’être dénaturé.
Les animaux du Zoo sauvage ont du personnel tout dévoué pour limiter les dégâts. Toi, tu avais Dieu. Mais il s’est suicidé, il y a très longtemps. Lorsqu’il t’a donné le libre arbitre. S’assurant une mort lente qui est toujours en train de le consommer. Depuis, tu te retrouves sans maître, morne et inquiet, et tu dépéris.
George Orwell se serait sans aucun doute beaucoup amusé s’il avait pu visiter le Zoo sauvage de Saint-Félicien. Celui qui a critiqué par analogie le totalitarisme stalinien en écrivant La Ferme des animaux (Animal Farm) aurait pu camper dans ce décor boréal une histoire critiquant le vide moral de notre société.
Ours, couguars, cervidés et autres représentants de la Boréalie s’y révolteraient contre la mainmise de l’équipe du centre de conservation. Dehors le vétérinaire! Dehors les techniciens en santé animale, qui calculent avec précision les besoins alimentaires de chaque bête! Et dans ce nouvel ordre social proche de notre société de consommation, on se vautrerait enfin dans une satisfaction totale des plus infimes désirs, devenant obèses, infertiles et blasés.
Pour dire vrai, ce n’est pas ta visite au Zoo sauvage qui t’a tellement chagriné. Parce qu’au fond, ils ont l’air plutôt bien portants, ces animaux rassemblés. On les soigne si bien que certains d’entre eux battent des records de longévité – c’est le cas de l’un des quatre phoques qui porte admirablement le poids de la trentaine. lui.
Non, c’est plutôt ce que tu y as appris sur toi-même et sur la société dans laquelle tu vis, dans cette crise anthropomorphiste, qui t’a secoué. Et depuis, au prix d’un semblant de liberté dont tu reconnais le simulacre, tu meurs un peu plus, affalé devant les rediffusions des compétitions olympiques de Pékin.
Et tu regardes de haut les Chinois, malgré le nombre de médailles remportées, en te disant que tu es bien chanceux d’être citoyen d’un pays libre.