Avoir la chienne. Comme jouqué en haut d’une falaise morte depuis 10 000 ans. Quand on n’a que le vide devant soi, et cette impression d’avoir l’horizon succube à ses pieds.
Avoir la chienne parce qu’il suffirait d’un coup de folie subit, d’un pas, peut-être deux ou trois, pour se foutre dans le néant. Sentir que la vie est fragile, que même sa propre vie dépend de sa volonté, à chaque jour, à chaque geste. Et s’asseoir quelque part dans le remous de ce vertige, dans le surplomb du paysage.
Je ne parle pas de cette folie qui pousse aux audaces les plus écervelées, à se casser la gueule à tout prix et à tombeau ouvert. Je parle plutôt de ce vertige qui nous attire, déjouant le raisonnable, vers un avenir qui n’offre aucune assurance.
Je suis allé souper chez un type, récemment, qui se tenait ainsi au bord d’un tel précipice, certain d’avoir assez d’envergure pour planer, mais inquiet tout de même pour l’atterrissage. Contre toute attente, il allait abandonner derrière lui ce que sa vie avait de solide, pour se laisser choir dans le vide de l’incertitude.
Après des études au Centre de formation professionnelle de Jonquière, Patrick Girouard est devenu compagnon tuyauteur. Malgré son certificat, il a dû s’exiler à Québec, faute d’expérience. Les employeurs de la région demandaient plus qu’un diplôme.
Une fois installé dans la capitale, ce qui devait arriver arriva. Avec les contrats, les contacts et un salaire – probablement enviable par les pigistes de ce monde qui surfent sur les vaguelettes d’une rétribution de crève-faim -, vinrent une maison, un terrain et. le confort. Il en est venu à ronger son frein dans le trafic, même s’il est particulièrement désagréable de se fondre dans la masse informe et calorifique des milliers de voitures qui s’entassent matin et soir sur les autoroutes de la cité. On en vient à oublier la chaleur du bitume, l’odeur rance de la crasse des trottoirs humides. Bref, on se satisfait de ce qu’on a.
Et pourtant, contre toute attente, il m’a annoncé pendant le souper qu’il envisageait sérieusement de quitter son confort pour le grand retour. Une décision courageuse.
Il n’est pas anodin de tout abandonner pour une aventure dont on ne connaît ni les tenants ni les aboutissants. Avec un parcours ponctué de fuites et de déroutes, je sais ce qu’il traverse, j’y suis passé aussi. Jusqu’à ce que je m’établisse enfin ici, dans cette région qui depuis ne m’a servi que de belles surprises. Alors j’ai voulu l’encourager.
Le p’tit gars originaire du Lac-Kénogami sait tout ce qu’il retrouvera. Le bois, les rivières. Ça manque. Juste les avoir proche. Sentir qu’on peut aller toucher l’eau. Mettre les pieds dans l’humus. La cabane à sucre familiale. Tout ça. Le problème, m’explique-t-il, c’est que pour travailler dans son domaine, il faut vivre sur place. Une question un peu complexe d’appartenance au syndicat. Alors la première étape est de déménager. Et de juste avoir confiance.
Évidemment – je ne pouvais passer à côté -, je lui ai parlé de la stratégie MigrAction, mise de l’avant par le Regroupement Action Jeunesse (RAJ). À peu près au même moment, l’organisme annonçait l’établissement d’une nouvelle ambassade dans la capitale nationale, justifiée par le nombre important de jeunes Saguenéens et Jeannois qui s’y installent. Il semble que le RAJ ait vu juste. Certains d’entre eux voudront revenir.
Après avoir contacté par courriel l’une des responsables de la stratégie, Patrick est enthousiaste. On lui a parlé des bourses MigrActives qui pourraient lui permettre d’être subventionné pour passer des entrevues au Saguenay avec d’éventuels employeurs dans son domaine. Place aux jeunes pourrait même l’aider financièrement à s’installer dans la région en remboursant les frais liés au changement d’adresse (transferts de dossiers pour le téléphone, le câble, l’électricité, Internet), jusqu’à concurrence de 200 $. Et c’est sans parler du soutien de l’équipe de MigrAction, et des contacts facilités avec les acteurs influents du milieu.
Bien sûr, ces arguments ne sont pas tous valables à très long terme. Mais ce sont des facilitateurs qui peuvent réduire le stress de ceux qui prennent la décision de venir s’installer dans la région. Et c’est souvent la petite poussée qu’il faut pour se lancer dans le vide – et se découvrir des ailes.
Patrick voulait revenir chez lui avec pour seul bagage une expérience solide et durement acquise, et à son bras une amoureuse qui s’est abandonnée à la même folie, laissant derrière elle le service de garde où elle travaillait depuis sept ans, préférant fonder famille en ce pays où elle se reconnaît aussi des racines maternelles.
Il est si facile de quitter la région pour un ailleurs chargé de tous les clichés de l’espoir, et si difficile de revenir, sans certitude, et sans promesse.
C’était mon hommage à un chic type qui n’en est pas à sa dernière preuve de courage. Ainsi qu’à tous ceux qui arrivent. Bienvenue chez vous.