Ce n’est pas un mauvais diable. Ce n’est juste pas le bon moment pour lui parler de politique. Il s’en va au travail, ça ne va pas fort à la maison, et il a peur du trafic. En plus, il y a cette caméra qui l’épie. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la plupart des gens n’ont pas envie de passer à la télé. C’est intimidant.
Dans la tête de Roger (nom fictif), les idées se bousculent, mais pas les bonnes. Il y a que des gars à la job riront probablement de lui lorsqu’ils l’auront vu au journal télévisé du soir. Il espère que tous ses chums écoutent TQS, sinon il va en entendre parler longtemps.
Il y a aussi que son t-shirt est un peu défraîchi. Pour la job, pas besoin d’être bin chic. Mais pour la télé… En plus, il ne s’est pas rasé depuis quelques jours. Comme il n’est pas Brad Pitt, ce n’est pas nécessairement sexy. Toute la journée il sera déchiré. Entre l’importance de dire à sa femme qu’il passera à la télé, et la peur qu’elle lui reproche d’avoir eu l’air gigon quand elle l’aura vu.
«Que pensez-vous du déclenchement des élections?» – demande la journaliste. «Oh, t’sais, moé, choisir entre un voleur, un crosseur pis un menteur.» C’est sorti comme ça, comme un hoquet, comme un haut-le-cour. Un réflexe irrépressible. Peut-être avait-il entendu ça à la job. Ou au hockey. Ou dans un vox pop du journal télévisé, lors des précédentes élections.
Navrante démocratie. On la présente comme étant la plus louable des idéologies, et on se vautre dedans, engoncés dans son simulacre. Mais le vox pop, chaque fois, ramène sur le petit écran son échec patent.
La technique du micro-trottoir ne devrait pas être permise sur les réseaux d’information qui se disent sérieux. Parce qu’il s’agit justement de désinformation. En quoi est-ce pertinent d’entendre Roger (toujours un nom fictif) pester indifféremment contre toute la gent politique?
QUESTION D’ÉDUCATION
Évidemment, c’est décevant de voir que des gens ne s’intéressent pas à la politique alors que ça fait partie de leur vie. Mais à la rigueur, on ne peut pas leur en vouloir. C’est une question d’éducation.
Mais cette éducation, on la prend où? À l’école? Allons donc. À la télévision. Alors quand on nous enfile une brochette de no name qui n’en ont rien à foutre de la politique et qui espèrent juste pouvoir se faufiler hors du cadre de l’image.
On continue de laisser croire que la démocratie se suffit à elle-même. Comme s’il allait de soi qu’il faut s’informer pour voter. Or, il est déjà difficile de convaincre les gens de sortir de leur foutu salon pour aller griffer leur billet de vote. Alors quand il s’agit de les pousser à s’informer, à essayer de comprendre pourquoi ils votent, quels sont les véritables enjeux de la croix qui signera leur choix…
Il faudrait qu’un nouveau parti soit formé, dont le programme serait centré sur l’idée de favoriser l’éducation des masses. Parce que ce n’est qu’à ce prix qu’on réussirait à accéder à une démocratie un peu moins factice. Mais un tel parti ne se ferait jamais élire. On lui reprocherait sa condescendance – ce qu’on ne manquera pas de dire de moi, sans doute, après cette chronique. Les gens n’aiment pas qu’on leur dise qu’ils ne savent pas. Pourtant, n’est-ce pas profondément humaniste que de souhaiter l’égalité?
Lors de la Révolution française, certains voulaient que ce mouvement populaire soit intellectuel. Pas parce que les intellectuels sont supérieurs. Mais parce que la connaissance est à la base de tout processus démocratique.
Évidemment, c’est plus facile de seulement maugréer que les politiciens sont des cons, que de toute façon on ne peut rien y changer. On en vient à se dire, devant cette attitude bornée à un cynisme vide que l’on reconnaît chez plusieurs électeurs (j’évite volontairement le mot citoyen), que les politiciens auraient beau faire les pires bassesses, ou au contraire être vertueux à un point inégalé, la situation demeurerait la même.
De grâce, ne venez pas me dire que lorsque Roger se prononce, harponné sur la rue par une journaliste en déficit d’imagination, c’est la voix de la majorité silencieuse qui se prononce.
Selon Statistique Canada (Enquête internationale sur l’alphabétisation et les compétences des adultes, 2005), 54 % des Québécois n’avaient pas atteint, en 2003, le niveau de littératie minimal pour aborder les rigueurs de l’économie et de la vie dans une société du savoir (contre 48 % à l’échelle canadienne). Quand plus de la majorité d’une population ne sait pas lire convenablement le programme des partis politiques, est-ce qu’on peut toujours parler de démocratie?
Ce qui me rend cynique, ce n’est plus la classe politique.