Combien de coups d’épée dans l’eau avant d’atteindre sa cible? Combien d’arbres tombent en pleine forêt, le jour, la nuit, sans personne pour les entendre? Combien de fois la parole mourra sans écho?
Lors de la dernière soirée des Poèmes animés qui se tenait le 12 septembre au Côté-Cour, plusieurs poètes se sont embarqués dans la galère électorale, faisant tonner les canons du sens pour dénoncer les politiques du Parti conservateur en matière de culture et de «défense». Mais dans cette galère, il n’y avait qu’eux.
C’est ainsi qu’on se défend lorsqu’on est artiste? On prêche pour des convertis? C’est le cas, si on se sert d’une tribune qui nous est déjà acquise. Car s’ils écoutent, et d’autant plus s’ils y reviennent, c’est que les spectateurs se sentent interpellés. Par leur simple présence, ils prouvent déjà leur adhésion à la cause artistique.
C’est ce qui s’est produit aux Poèmes animés. Aussi au Gala des Gémeaux. Harper n’en a pas fait de cas lorsqu’on lui a posé la question lors d’une conférence de presse au lendemain de l’événement. Et c’est ce qu’on verra au concert qui rassemblera sur la scène du Club Soda, à Montréal, les Karkwa, Michel Rivard, Ariane Moffatt, Vincent Graton, Yves Lambert, etc. D’autant qu’avec la déroute économique qui a percé les Bourses de la planète, leurs récriminations seront perçues par plusieurs comme des exigences d’enfants gâtés.
Ce n’est pourtant pas le cas. On ne retire pas son pain au plus pauvre pour mettre un peu plus de sauce sur le steak du plus riche. Ça dépasse l’entendement.
On semble croire que la culture est frivole et inutile, que les artistes sont des boulets qu’on traînerait depuis trop longtemps. Et quand la rivière économique présente un peu trop de remous, on veut se débarrasser de leur poids, dans la panique, pour ne pas couler au fond. Mais la culture, c’est ambiant. C’est de l’air qu’on respire. C’est ce qui donne l’énergie nécessaire pour se relever et continuer, lorsque les remous sont enfin traversés. Ceux qui retiennent leur souffle trop longtemps resteront affalés sur la berge, le regard hagard, la vision trouble.
Les grandes civilisations, celles dont l’Histoire se souvient, sont celles qui ont alimenté la richesse de leur culture malgré les guerres, les sécheresses, les famines et les maladies. Elles ont accordé à leurs artistes une vie consacrée à un produit qui n’avait d’autre finalité que la beauté et la grandeur de la nation – et sans doute le bien-être psychologique de la population, même si ce n’était probablement pas exprimé comme tel à l’époque.
Évidemment, l’art d’aujourd’hui ne flirte plus spontanément avec la beauté. Il peut être revendicateur, sombre, déstabilisateur. Sert-il moins notre société? Non. L’artiste témoigne. Et le poète de même.
Entendre Danny Plourde montrer, du bout des vers, les yeux bridés qui furent brûlés au napalm justifie déjà en soi l’importance de la poésie. Et les exemples pleuvent. Une pluie acide brûlant cette image qui nous représente le monde, rapiécée à partir du matériel proposé chaque jour par les médias.
Qu’on les embarque dans des cargos, tous les poètes. Et si ça coûte trop cher, qu’on les y entasse comme ces esclaves qui étaient empilés en fond de cale, à bord des négriers du commerce triangulaire. Et qu’on me prenne avec. Qu’en urgence nous voyions le monde, ses dévastés, ses sourires indigènes, ses paysages brûlés et ses ruines de poussière.
Parfois je me dis que je devrais descendre de mes grands chevaux pour devenir un vrai de vrai journaliste. Qui s’effacerait. Qui réduirait la langue à son rôle de communication pure et simple, sans fioritures, sans embellies. Je le ferai peut-être un jour, si ça devient le chemin de l’évidence.
En attendant, quand je vais sur le terrain, je rencontre des gens qui ont la vie plein la bouche. Et dès lors, la poésie revient. Elle est dans le rassemblement de centaines de Saguenéens venus saluer un bateau de croisière, par un samedi plutôt gris. Ils parlent de l’absence de steam sur la Grand’ Baie, traînant leur corps usé le long de la piste cyclable, pendant que des enfants, par poignées de galets, brisent le film de l’eau que surplombe le chantier du nouveau quai d’escale.
Les artistes et les poètes doivent voir le monde, en être témoins. Et ils doivent témoigner de notre société de par le monde. Alors qu’ils se saignent, se brûlent corps et âme pour créer, la plupart du temps à leurs frais et presque sans espoir de rémunération, ils ont besoin d’un soutien que seul l’État peut leur apporter.
Mais voilà, ce n’est pas en prêchant pour des convertis qu’ils réussiront à changer le cours des choses. Les poètes ne peuvent pas se servir de la poésie pour exiger le respect. Les artistes ne peuvent pas revendiquer exclusivement par leurs ouvres ou devant leurs admirateurs.
Ils doivent prendre la route. Fouler les seuils. Rencontrer le vrai monde. Devenir les témoins de leur propre misère.
On est tous dans le même bateau quand vient le temps de voter. Profitons-en pour se parler.