Deux semaines de course folle. Voire de folie pure. Le Festival international des arts de la marionnette qui se termine à peine. Et voilà le Salon du livre à venir. Et tout le boulot qui s’y rattache.
J’ai dans la tête. Sept spectacles de marionnettes, certains excellents, d’autres décevants. Un récit de voyage, un roman et un recueil de poésie; quelques autres ouvrages, ouverts puis refermés sans autre procès. Quelques courts métrages en prévision de la Nuit de la culture. Deux nouveaux CD tout frais, à peine sortis de l’emballage. Et un peu de télé, comme chaque semaine, pour s’abrutir un peu plus.
J’ai sous l’omoplate, bien coincé, le point craquant qui semble avoir absorbé le poids de tout le travail abattu. Sans doute ai-je atteint une limite. Parce que j’ai voulu tout faire, tout voir, tout entendre, tout engranger. C’est une douleur lancinante et inlassable, je l’endors avec quelque médecine. Et il y a cette concentration un peu fuyante que je réanime en l’ennoyant de longues lampées de café.
Stop. Je me pose un instant. Je m’arrête dans ce confort que mon corps ne sait plus apprécier. Même les vieilles pantoufles et le silence de la maisonnée ne savent plus m’apaiser. Et je maudis l’invention de l’électricité qui a permis à l’homme de justifier qu’il travaille même la nuit.
J’en ai vu, des nuits se prolonger, au cours des dernières semaines. La saison des brumes est commencée à Chicoutimi. Lorsque tout le monde dort, le Saguenay frissonne et dégage une purée qui étouffe le paysage, littéralement. D’ici quelques jours, le matin gardera les traces de ces nuits nébuleuses, givrant les végétaux d’un glacis clair. Maintenant que j’y pense, c’est un peu ce qui m’a fait aimer le pays. Ce décor automnal qui fond au petit matin.
Mais le temps de le dire, et c’est fini. Si on n’a pas pris le temps de s’arrêter, de glisser les doigts sur quelque branche pour faire fondre leur tracé ou de mirer les monts Valin à travers leurs dessins radicaux, il est rapidement trop tard.
Il est peut-être étrange que ces semaines de folie culturelle me donnent à ce point le goût de m’arrêter. De donner une jambette au temps qui court. De prendre ce temps étalé comme on prendrait le corps de l’autre. Si le temps ne manquait pas.
Étrange que, dans cette folie, j’aie le goût de tout arrêter. Et pourtant pas tant que ça. C’est sans doute en grande partie redevable à la calme sérénité qui exsude du récit de voyage Le bonheur est dans le fjord, de Danielle Dubé et Yvon Paré. Qui m’a donné le goût de prendre lentement la route de cette existence au ralenti. D’aller m’asseoir sous la véranda des voisines. Et de les écouter, simplement.
C’est particulièrement amusant de voir qu’une expérience comme celle vécue par Yvon Paré lors de son périple autour du fjord en vienne à faire l’apologie du calme, encourageant à simplement prendre le temps. Alors que pendant 21 jours, il dut remettre coûte que coûte – et il en coûta, parfois! – autant de chroniques à publier dans le journal Le Quotidien.
Évidemment, l’écriture de Danielle, qui n’avait pas les mêmes contraintes professionnelles, y est pour quelque chose. Pendant que son homme était ferré au clavier de son portable, maugréant contre les problèmes de communication liés au réseau Internet, elle allait à la rencontre de ses hôtes et se laissait aller à des discussions de passage.
Mais ce désir de rencontre ne me vient pas que du livre. Il vient peut-être surtout de ce long entretien que les deux auteurs m’ont accordé.
Il y a des entrevues comme celles-là qui n’en sont pas vraiment. Humainement rassurantes, mais cauchemardesques lorsque vient l’heure de tombée. Parce qu’il faut démêler près de trois heures d’une discussion riche et ouverte, et n’en extraire que quelques bribes qui serviront à l’écriture d’un article. C’est ainsi dans les médias, et de plus en plus. On formate le monde pour le rendre lisible. Les journalistes sont des entonnoirs qui concentrent le réel en quelques phrases synthétiques et (parfois) bien tournées.
Il est pourtant si bon de s’arrêter un instant, de se permettre toutes les digressions, tous les détours. Rien à voir, sans doute, avec le speed dating que représente, souvent, le Salon du livre. Ne serait-il pas heureux que les petits kiosques où s’empilent ces livres qu’on espère vendre soient remplacés par de petits salons, avec causeuse et table à café, et que les dédicaces soient remplacées par de véritables discussions, sans personne pour soupirer derrière parce qu’on vole un peu trop de temps à l’auteur? Il faudrait que les hommes et les femmes qui se cachent comme des enfants affolés derrière le titre d’écrivain sortent de leur écrin, et soient reconnus.
Dans le fond, le bonheur se cache peut-être là où on se trouve lorsqu’on prend le temps. Celui de pénétrer le territoire, de se l’approprier. Celui de rencontrer les gens, véritablement.