Complètement Martel

Off the record: une nuit avec Ivy

Son corps affalé sur le siège du passager ne répondait plus depuis un moment. Il avait les yeux révulsés par la fatigue, comme lorsqu’on a les prunelles qui fuient tout ce qui peut être vu.

Baigné par l’effet stroboscopique des réverbères du boulevard Saint-Paul, il s’exprimait presque par réflexe, s’abandonnant à des vers incongrus qui semblaient surgir en se moquant de toute volonté. Et parmi ces phrases rythmées, à tort et à travers, il échappait à l’occasion quelque remerciement. Sans moi, il aurait peiné à retrouver sa route.

Entre vous et moi, c’est plutôt dans les dédales du sommeil que sur le chemin du retour qu’il se serait perdu.

Quand on m’a demandé de le prendre à bord pour la nuit, j’ai accepté sans trop y réfléchir. Puis je me suis pris à maudire cet excès de zèle. J’avais cette peur de regretter. De ne rien avoir à lui dire, finalement, sans le prétexte du boulot. Et je n’avais aucune envie de jouer au journaliste toute la soirée.

Mais ce soir-là, en fait, je me suis senti privilégié.

Quand, au début de la soirée, dans le hall de l’hôtel, j’ai vu apparaître Ivy, je n’avais plus grand-chose de ce fan que j’avais été. Malgré cela, je l’ai reconnu aussitôt. Comme on retrouve un vieux chum, sans trop savoir comment l’accueillir, parce qu’il y a si longtemps.

Ivy avait fait du bien à mon adolescence, alors qu’avec Reggie il chantait une révolte qui grisait mon instinct de rébellion. Avec le temps, je suis passé à autre chose, même si l’ironie des tounes du duo, que je connaissais sur le bout des doigts, a mieux vieilli que plusieurs autres groupes que j’écoutais alors. J’ai d’ailleurs eu un frisson particulièrement désagréable la dernière fois que j’ai entendu Bérurier Noir. Il faut que jeunesse se passe, j’imagine.

J’avais toujours autant de respect pour Ivy, par contre. Cette façon de tendre vers l’oralité, de démocratiser l’acte poétique au point de le soumettre à la volonté populaire lui valait tout mon respect. C’est qu’il faut être humble.

Je n’ai pas assez d’humilité pour me mettre, comme lui, à ce point en danger. L’ego bandé exige parfois que les lumières soient éteintes avant de sortir de sa cache, de s’effeuiller. C’est comme tous ces politiciens qui mettent leur siège en jeu à tout bout de champ. Quelle mornifle est-ce que ce doit être quand finalement quelqu’un d’autre nous est préféré.

Près de la porte de l’hôtel, lui, évidemment, est passé tout droit. Je n’étais pas plus qu’une silhouette dans le hall déserté. Il faut dire qu’il ne pouvait pas connaître grand-chose de moi. Sinon une chronique que j’avais écrite il y a quelque temps à propos de l’éventualité d’avoir une ligue de slam au Saguenay – qui n’existe toujours pas, misère! Chronique dont il connaissait toutefois la date de publication. Ça m’a flatté, même si je savais fort bien qu’on la lui avait probablement rappelée en sachant que je serais là.

Dans l’habitacle de ma voiture, cette ambiance de confessionnal. Nous avons effleuré plusieurs sujets qui ont «humanisé» notre rapport. Parlé de famille. De distance. D’enfants au cour gros. De passion. De travail. Du passé. Puis la soirée a suivi son cours, comme on roule 100 kilomètres.

Rien n’a paru pendant ses trois performances auxquelles j’ai assisté. Mais après son dernier concert, le plus long, Ivy était totalement épuisé. Écrasé sur le siège près de moi, dormait-il en parlant? Parlait-il en dormant?

En arrivant à quelques rues de l’hôtel, ses vapes se dissipaient peu à peu. Se tordant en excuses pour le verbe qu’il avait libéré pendant les derniers miles du parcours, il me dit que pourtant, il sait bien qu’avec les journalistes, aucune conversation n’est jamais vraiment off the record. Que tout ce qu’il dit peut être utilisé. Il s’attendait sans doute à ce que je le rassure. Je ne l’ai pas fait. Parce que c’est vrai. J’aime écouter. J’aime garder en mémoire. J’aime partager ces moments à la fois forts et simples avec ceux qui m’entourent. Parfois avec vous.

Il a peut-être eu peur. Mais la fatigue l’aura tué à nouveau avant d’entrer dans le stationnement moins encombré à cette heure tardive. L’aube n’était plus si loin.

C’est ça, la vie d’artiste. En après-midi, il avait fait une performance et donné deux ateliers de slam au Salon du livre. Ce soir-là, il devait donner deux autres performances en duo, à La Baie et à Chicoutimi, ainsi que son spectacle, Slamérica, à Jonquière. Il arrivait à peine de Gatineau avec un crochet à La Malbaie. Et le lendemain, il devait faire un autre concert, cette fois à l’Isle-aux-Coudres. «Mais ça, ça va», m’a-t-il dit. Il paraît que c’est plus difficile, parfois, quand des organismes exigent la conception de projets adaptés. Alors il faut partir de zéro. Tout est à faire avec le slam, semble-t-il.

Ils ne me feront jamais admettre que les artistes sont lâches ou paresseux. Qu’ils s’accrochent comme des sangsues au système qui se saigne pour les engraisser. Dès lors que l’art refuse d’être une recette, il exige le meilleur pour lui-même. Souvent, seuls les artistes sont encore plus exigeants.

 

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