Contre la porte du centre communautaire, un X immense, noir sur fond jaune. C’est ainsi qu’Élections Canada nous montre le chemin. La matinée est encore jeune lorsque, la tête enfoncée dans les épaules – les baisers fous du vent sur ma nuque entretiennent un frisson qui n’a rien d’agréable -, j’entre pour me prévaloir de mon droit de vote.
Je suis toujours fasciné de voir le nombre de têtes blanches que je rencontre dans un bureau de vote. Je serais curieux de connaître l’âge moyen de ceux qui répondent à l’appel démocratique. J’ai souvent l’impression que si les jeunes boudent l’isoloir, nos aînés, eux, savent ce que vaut leur X. Peut-être parce que plusieurs d’entre eux se sont battus pour leur droit de vote. Ou ont vu des parents le faire. Quand on obtient quelque chose sans l’avoir demandé, difficile d’y accorder une véritable valeur.
À la table numéro 32, vers laquelle on m’indique d’avancer, il y a deux jeunes gens pour m’accueillir. L’une mange une poignée de jujubes en préparant mon bulletin de vote tandis que l’autre vérifie mon identité avec solennité. J’avoue que, s’il est flatteur de se faire reconnaître au supermarché, il fait aussi un bien fou, à l’occasion, de n’être rien de plus qu’un visage parmi les autres.
Le type rassure sa collègue, qui n’est pas encore familière avec la méthode de pliage du bout de papier, puis l’intime d’apposer ses initiales derrière, faute de quoi le vote sera annulé. Un violent hoquet me traverse alors que me reviennent en tête chacun des billets de vote ayant ponctué ma jeune carrière de citoyen; je n’ai jamais vérifié s’ils avaient été dûment parafés par le scrutateur. Peut-être ma voix sera-t-elle morte avant d’avoir été entendue. Et je ne l’aurai jamais su.
Enfin, le rituel préélectoral se termine, et arrive le moment de me barricader derrière ce muret en carton offert par Élections Canada pour assurer la confidentialité de mon vote.
L’isoloir a une résonance méditative, pour moi. Si le croyant, à la confesse, a cette impression d’être seul face à Dieu et à lui-même, j’ai dans l’isoloir cette sensation de n’avoir de comptes à rendre à personne.
J’aime la solitude et le secret de l’isoloir. C’est l’un des moments les plus prisés de mon existence. Quelques secondes qui en valent plusieurs autres.
Mais c’est bien plus. Une retraite qui fait écho à ma mémoire. Tout ce temps enfermé dans ma chambre d’adolescent à découvrir le monde dans le confortable secret de mes après-midi de lecture. Des souvenirs qui n’appartiennent qu’à moi, et que jamais personne ne pourra profaner.
Au moment d’écrire cette chronique – mardi, jour d’élections -, aucun résultat n’est encore connu. Les chefs de parti sont allés voter, et ils sont dans l’expectative de la décision populaire. Je suis aussi dans cette attente délectable, sachant fort bien que je ne verrai ma satisfaction que lorsque ma journée trouvera son apogée, quelque part au cours de la soirée.
C’est comme si avec vous j’avais partagé ce moment juste avant l’orgasme. Vous savez, lorsque la bulle du plaisir n’a pas encore éclaté mais que son éclaboussure est de toute évidence inévitable. Lorsqu’on appréhende déjà l’intensité de ce qui s’en vient…
Ou alors ce moment qu’on imagine suivre le mouvement d’un doigt qui se serait aventuré sur le fameux «bouton rouge» qui a alimenté toutes les rumeurs depuis la guerre froide. Alors qu’on aurait la certitude qu’une bombe atomique s’en vient nous tomber sur la tête.
Que peu importe ce qu’on fera, notre destin est signé d’une croix (X). Que le sort est joué et que plus rien ne peut être changé. Qu’il ne reste plus qu’à voir ce qui se produira. Si on est destiné à jouir. Ou à mourir.
***
Le jour de l’élection, plusieurs candidats ont profité de la présence des médias pour faire un appel à la population: il faut aller voter. Certains ont même sorti l’encensoir: «On est chanceux de vivre en démocratie.» a-t-on entendu. Oui, bon. Ça va.
En même temps, je m’interroge. Je repense à Jim Morrison qui aimait l’idée de peut-être maîtriser une foule, inspiré par les théories de Gustave Le Bon, père de la psychologie des foules. Et j’ai la frousse.
On dit que faire partie d’une foule modifie les individus, pour le meilleur ou pour le pire, et ce, même si le rassemblement n’est pas physique. On a même entendu souvent qu’une foule a approximativement l’âge mental d’un enfant de six ans.
Du coin de l’oil, j’effleure mon plus vieux revenu à la maison, la tête penchée sur ses devoirs. Et je me dis qu’il a beau être mature pour son âge, je ne le laisserais pas décider de mon avenir. Qu’en est-il d’une population de 23 millions de citoyens qui se massent aux bureaux de scrutin?
Je sais. Cette réflexion est dangereuse. D’autant que je n’ai d’autre solution à proposer. Alors continuons à nous gouverner comme des enfants de six ans. À moins que l’isoloir ne réussisse, justement, à nous garder du piège des grands rassemblements?
Au moment de lire cette chronique, vous pourrez sans doute en juger.