<p>Une fois parti, impossible de revenir sur mes pas. Peut-être parce que je ne sais plus retrouver mon chemin dans le fouillis de mon passé. Peut-être parce que c’est inscrit quelque part dans mes gènes. Ou alors on me l’aura enseigné. </p>
<p>Pour moi, peu importe la direction qu’on se donne, l’important, c’est d’avancer, toujours. De ne jamais se résigner à «revenir». Surtout, de ne jamais s’arrêter. Il n’y a pas plus improductif qu’un retour en arrière. On peut bien jeter un regard à l’occasion par-dessus son épaule, mais jamais pour une autre raison que pour évaluer le chemin parcouru. </p>
<p>Je me sens comme ces conquérants qui n’ont laissé derrière eux que désolation; charniers, ruines et cendres. Il n’y a aucun avantage à reprendre d’assaut des terres qui brûlent encore. </p>
<p>Depuis toujours, je fuis les retrouvailles comme la peste. Je me suis bien fait avoir, une fois, 10 ans après l’obtention de mon diplôme d’études secondaires. J’ai passé la soirée à écouter un vieux chum devenu camionneur varloper les intellectuels en se gavant de bière bon marché, écorchant au passage les femmes de commentaires sexistes. Quel plaisir, franchement.</p>
<p>Récemment, je me suis presque brûlé au fer de Facebook. Si l’outil est particulièrement intéressant pour un journaliste culturel, qui peut ainsi s’adonner à un voyeurisme continuel, surveillant les moindres faits et gestes des artistes qui sont devenus ses «amis», Facebook m’aura fait revivre le haut-le-cœur caractéristique de ce qui remonte à la surface sans qu’on ait pu le prévoir… </p>
<p>J’ai bien répondu à quelques missives. On me demande ce que je deviens… Oh, pas grand-chose. Mais rédacteur en chef, ça en jette. Alors plutôt que d’avoir l’air de me la péter, je n’ose pas trop… J’ai fini par fermer ma gueule et en dire le moins possible. Pas que je ne sois pas heureux de mon sort. Mais plutôt parce que je vois bien que mes pas m’ont mené ailleurs. Et qu’il n’y a rien de plus frustrant que d’être déçu en voyant qu’un vieil ami s’est ankylosé, engoncé dans sa petite routine aliénante, encrassé dans le personnage même qu’il s’est amusé à mettre sur un piédestal il y a déjà trop longtemps. </p>
<p>Je n’aime pas être déçu par ceux que j’aime ou que j’ai aimés. Je préfère en garder un souvenir intact, une image plus ou moins véridique que j’aurai enjolivée avec le temps. </p>
<p>En fait, je suis sans doute le pire des ex. Parce que je suis indifférent, et peu intéressé par les chairs du passé. Pour moi, le club des ex, c’est celui des oublié(e)s. De ceux et celles qui ont mérité de disparaître – ou ne méritent plus de surgir dans la trame de ma vie.</p>
<p>C’est pourtant simple: ceux que je n’ai jamais voulu quitter font encore partie de ma vie. Je n’ai jamais «perdu de vue» l’un ou l’autre de ces amis qui ont occupé un peu d’espace dans mon cœur. Quand il n’y a plus de plaisir à se voir, plus de raison de s’attacher dans le bondage de l’amitié, je décroche, me détache sans autre cérémonie. Et qu’importe ce qu’en pensent les gens. Je ne fais la pute avec personne. Je me sens authentique, sincère. Ce ne serait pas le cas si je me forçais à faire quelques courbettes pour ménager tout un chacun.</p>
<p>Parce que je n’attends rien de ceux que j’aime, j’exige qu’ils aient la même attitude envers moi. J’ai pour mon dire que lorsqu’on se sent des obligations, il ne s’agit plus d’amitié mais de civilité. Et tout le monde sait que je suis un être particulièrement asocial. Il suffit de me croiser pour se rendre compte que les civilités ne sont pas mon fort… </p>
<p>Aussi ai-je trouvé particulièrement dangereuse la prémisse de l’événement <em>Se_Revoir</em>, organisé pour célébrer le 15e anniversaire du centre d’artistes Le Lobe. J’ai d’abord eu peur que ça se transforme en une séance de retrouvailles convenues et guindées de laquelle il n’y aurait rien eu à comprendre à moins de n’être du cercle des inscrits. </p>
<p>À mon grand soulagement, <em>Se_Revoir</em> n’est pas tombé dans ces excès masturbatoires si effrayants. Au contraire, l’idée de «revisiter» des œuvres créées dans le passé aura favorisé le refus de se restreindre à quelques anachronismes artistiques. Des créateurs ont vu évoluer une nouvelle démarche grâce à leur premier passage au Lobe; d’autres ont exploré des voies inédites à partir d’un ancien projet; d’autres encore ont profité de cette nouvelle occasion de sortir des sentiers battus pour produire une œuvre qui demeure en marge d’une production régulière.</p>
<p>Ainsi, même en fixant l’horizon du passé dans cette revue couvrant 15 années de pratiques casse-cou, Le Lobe a su favoriser, comme il le fait toujours, la progression de ses artistes invités. </p>
<p>Heureusement, tout le monde n’est pas aussi sauvage que moi avec ses ex.<br /></p>
Le club des ex
Jean-François Caron