<p>Ce jour-là, alors qu’une neige molle délayait l’hiver dans une gadoue de printemps, j’avais décidé de me laisser tenter par une de ces bandes dessinées comme on en trouve en quantité à la bibliothèque de Chicoutimi. En fait, des écouteurs enfoncés dans les oreilles,j’envisageais de passer l’après-midi avec une belge pour renouer avec mes amours d’adolescent.</p>
<p>Il faut dire que j’en ai lu, des bédés. Des piles et des piles, rangées sous l’oreiller, sur la commode, alourdissant mon sac ou simplement sous le bras. Et il y a eu tous ces dîners passés dans un coin de la bibliothèque scolaire à m’enfiler des cases colorées comme d’autres au fumoir se grillaient des cigarettes. Il y avait des fumoirs dans les écoles, il n’y a pas si longtemps.</p>
<p>Mais ce jour dernier, alors que la gadoue avait imbibé mes espadrilles jusqu’aux bas, jusqu’aux orteils, jusque dans ma moelle – quelle idée de mettre des chaussures pour fouler un printemps si jeune –, lorsque je suis entré dans la bibliothèque, je ne me suis jamais rendu au présentoir des bédés.</p>
<p>Bien avant, j’aurai été séduit. Pas par une lectrice plongée dans l’intimité de sa lecture, soufflant régulièrement sur une mèche rousse avec un détachement fascinant. J’aurai plutôt succombé au plaisir de feuilleter des livres traitant d’art contemporain, qui s’offraient comme des danseuses de cancan, exhibant leur couverture comme elles offrent leurs cuisses, aux regards insistants comme à ceux qui n’osent s’y poser qu’avec beaucoup de discrétion…</p>
<p><a href="http://www.voir.ca/blogs/popculture_saguenay/Bibliopetit.jpg"><img title="crédit: Jean-François Caron" alt="crédit: Jean-François Caron" hspace="9" src="http://www.voir.ca/blogs/popculture_saguenay/Bibliopetit.jpg" align="right" border="0" /></a>Adossés à quelques supports faits sur mesure, les livres patientaient sur une table surplombée par un tableau de <strong>Maxime Bisson</strong>, comme un augure les protégeant. Tout autour, des êtres de fourrure ligotés (oeuvres de <strong>Sonia Boudreau</strong>) semblaient chercher à se dépêtrer pour me jouer quelque tour pendable. Non, je n’étais pas intoxiqué par une drogue à la mode. C’était l’effet de l’art actuel.</p>
<p><strong>Briser l’ignorance</strong></p>
<p>On le sait, les arts contemporains peinent à se faire reconnaître par le grand public. Certaines oeuvres sont considérées au mieux comme des extravagances amusantes, au pire comme des agissements ridicules ou des bricolages patentés par des siphonnés profitant du système.</p>
<p>Pour briser l’ignorance qui est à la source de tous les préjugés, plusieurs créateurs et centres d’artistes n’ont trouvé comme solution que celle d’investir la rue – ce qui n’est pas en soi une mauvaise idée… Elle est seulement très limitée.</p>
<p>En effet, l’art qu’on trouve dans les parcs et sur le trottoir, souvent des performances et des installations qui sont loin de ce que les gens conçoivent comme de l’art, plutôt que d’intéresser, alimentent les préjugés. Il est difficile d’instruire un passant qui n’a que l’envie de suivre son chemin… Au mieux, certains badauds amusés s’arrêtent devant le spectacle impromptu d’un artiste se démenant sur la place publique sans poser plus de questions. Les histoires de succès dans ce domaine sont plutôt rares.</p>
<p><strong>Point de suspension</strong></p>
<p>Espace Virtuel n’a pas échappé à ce questionnement: comment joindre un plus large public? Sa librairie spécialisée, Point de suspension, située à même ses locaux au cégep de Chicoutimi, ne trouvait que trop peu d’intéressés. C’est un problème qui prenait toute son importance alors que l’objectif de la librairie à but non lucratif était justement de permettre au grand public de prendre contact avec les arts contemporains.</p>
<p>Dans cette optique, une initiative particulièrement intéressante aura été mise en oeuvre : une section de la bibliothèque publique de Chicoutimi réservée aux arts actuels, contenant aujourd’hui une quarantaine de livres à consulter ou à emprunter, grâce à l’acquisition d’une dizaine de volumes à chaque vernissage ayant lieu au centre d’artistes Espace Virtuel depuis le début de l’entente. Jumelant le tout avec l’exposition d’oeuvres d’artistes, on aura créé une vitrine accrocheuse donnant sur des oeuvres et des ouvrages qui méritent notre attention.</p>
<p>Cet espace à la bibliothèque relève le défi d’établir un pont avec le public pour une raison fort simple. Les gens qui passent par là ont tous une chose en commun: le temps de s’arrêter, ou l’envie de le faire. Ils ont le goût de s’en mettre plein les yeux, et plein la tête. Évidemment, tout le monde n’est pas prêt à modifier sa définition de l’art pour admettre des oeuvres ne respectant pas les critères esthétiques traditionnels. Mais la curiosité l’emporte souvent, si bien qu’il y a un bon roulement des livres mis à la disposition des usagers de la bibliothèque – dans certains cas, selon le directeur de la bibliothèque, Claude Dumais, on note jusqu’à une vingtaine d’emprunts depuis le mois d’octobre, ce qui est remarquable pour des livres spécialisés.</p>
<p>L’effet est aussi mesurable du côté de Point de suspension qui, depuis cette heureuse initiative, a vu le montant de ses ventes décupler, entre autres grâce aux achats de la bibliothèque. Et comme la petite librairie est un organisme à but non lucratif, elle réinvestit tout l’argent dans l’achat de nouveaux volumes, enrichissant une offre de plus en plus généreuse.</p>
<p>Bien sûr, chacun peut passer outre la table des arts pour aller se nourrir de bédés à satiété. Mais il est bon, parfois, de se laisser tenter, par quelque nouveauté…<br /></p>
La table est mise pour les arts actuels
Jean-François Caron