<p>Quand j’ai raccroché, je n’en revenais pas. On venait de me vanter un livre qui allait sans doute changer le monde, oui oui, tellement intéressant que tout un chacun devait avoir ça sous la main. J’avais l’oreille en chou-fleur tellement on venait d’y enfoncer les plus gluants arguments convenus sur la pertinence de publier un livre. </p><p>Si ce n’était que cela, je ne m’en serais pas formalisé. En communication, on abuse souvent de superlatifs, comme si l’excès ne pouvait que payer. Mais j’ai mis un grain de sable dans l’engrenage… «Quelle maison d’édition publie ce chef-d’œuvre, dites-moi?»<br /></p><p>Il m’a fallu un instant pour comprendre ce qui se passait. Un temps mort s’était immiscé dans notre conversation, si bien que j’ai d’abord cru que mon cellulaire me faisait défaut. Je ne me rappelle pas quel nom d’éditeur le type m’a donné. En fait, ça lui est sorti de la bouche comme s’il avait craché une gorgée de vinaigre. Mais j’ai compris qu’il se passait quelque chose de louche. «Tiens, je ne la connaissais pas encore…» lui ai-je répondu, un peu hébété. C’est alors qu’il m’a avoué que c’était normal puisqu’il s’agissait du premier livre qu’elle publiait.<br /></p><p>Si ça se trouve, le gars au bout du fil venait de l’inventer, sa maison d’édition. Bon an mal an, je reçois l’appel de quelques auteurs comme ça qui publient à compte d’auteur et qui voudraient bien me faire croire que ce n’est pas le cas. Des gens fatigués d’essayer de convaincre de vrais éditeurs et qui cherchent désespérément une oreille plus attentive du côté des médias. <br /></p><p>Il se publie beaucoup de livres, au Québec. Je ne crois pas qu’il y en ait trop – ou pourrait s’obstiner longtemps à ce sujet. Je conviendrais peut-être que certains livres ne méritent pas tant d’attention, mais on ne mettrait peut-être pas le doigt sur les mêmes bouquins… <br /></p><p>C’est justement cette diversité qui m’est chère. Peu m’importe de ne pas pouvoir tout lire, et peu m’importe encore de ne pas aimer la même chose que ma mère ou que le deuxième voisin. C’est beau que chacun puisse y trouver son compte – s’il sait chercher. Il n’y a pas si longtemps, les chaumières n’avaient souvent qu’un livre sur la tablette (ou sous une patte de la table, comme dans <i>Léolo</i>), voire à peine une poignée chez les familles les mieux nanties. Aujourd’hui, avec des bibliothèques publiques gratuites, des librairies avec du personnel qualifié, des grandes surfaces pour le <i>fast food</i> littéraire ainsi qu’un accès presque illimité par l’intermédiaire du Web, personne ne peut plus se plaindre. Il est possible de lire ce qu’on veut, quand on le veut. C’est ce qu’on appelle une belle démocratisation. C’est bien. Le peuple peut lire. Moi, je suis pour ça, la démocratie. <br /><br /><b>Parlant démocratisation</b><br /><br />Revenons-en à cet auteur fier de son indépendance qui voulait me faire plonger dans les pages de son livre. Je l’ai dit, je suis parfaitement d’accord avec le mouvement de démocratisation de la littérature. Mais je ressens un profond malaise avec la démocratisation de l’édition. <br />Bien sûr, cette démocratisation aura permis à plusieurs petites maisons d’édition de voir le jour, certaines d’entre elles ayant acquis depuis une bonne crédibilité. Le milieu de l’édition québécoise est en pleine mutation. Il ne peut y avoir là que de belles surprises. Mais on parle d’autre chose, ici.<br /></p><p>L’édition à compte d’auteur n’est pas un phénomène récent. Mais avec les possibilités de l’auto-édition en ligne, on a vu se publier des piles de chiffons. Et c’est sans compter le phénomène de la fraude littéraire qu’on a vu apparaître. Récemment, l’écrivain québécois Léandre Bergeron a subi un vol d’identité alors qu’un faussaire tunisien (qui cumule les prête-noms) a publié <i>La Langue québécoise, la langue romane de l’ethnie québécoise</i> sur<i> LuLu.com</i> – un site qui publie tous les manuscrits proposés sans travail d’édition. L’usurpateur s’est servi de son nom, espérant sans doute donner de la crédibilité à son ouvrage pour duper les lecteurs potentiels.<br /></p><p>Je crois fermement au travail de l’éditeur. Il est garant de la qualité de la littérature. Il peut parfois trouver une perle, bien sûr, mais il doit surtout le plus souvent dénicher le grain de sable qui pourra en devenir une. Un bon éditeur doit savoir traiter les manuscrits, trouver leurs failles, repérer les incohérences, proposer des solutions, collaborer avec l’auteur pour faire d’un texte toujours très imparfait une œuvre qui en vaut le coup.<br /></p><p>L’éditeur ne peut simplement pas disparaître. Ou alors c’est toute la littérature qui sera défaillante. On saura me le remettre sur le nez quand je désespérerai de publier un recueil de poésie ou un roman auquel je crois. À moins que je n’aie la sagesse de garder pour moi ce qui ne mérite de sortir que lors de quelque soirée entre amis. </p><p>Que ça n’empêche pas d’écrire. On peut tout écrire, en fait. Seulement, tout ne doit pas être édité. C’est aussi un très beau destin pour des vers: celui d’être partagés dans l’ivresse et dans la proximité des longues amitiés… <br /></p>