Complètement Martel

Comme dans un moulin

<p><a href="http://www.voir.ca/blogs/popculture_saguenay/MoulinParoles04.jpg"><img src="http://www.voir.ca/blogs/popculture_saguenay/MoulinParoles04.jpg" align="left" border="0" width="344" height="229" hspace="9" alt="" /></a>On se souviendra que ce jour-là, il y avait un soleil de plomb. Parce qu’il coulait sur les plaines d’Abraham comme à grosses gouttes brûlantes, nous aspergeant d’une ondée de chaleur hurlante. J’en avais plein les yeux, plein la tête, plein les cheveux. Un soleil qui coulait comme le flot de paroles qu’on écoutait, presque sans interruption.</p><p>Je ne savais pas où était le Pavillon Edwin-Bélanger, alors j’ai trouvé les plaines vastes et plutôt vides en arrivant sur place. Deux filles marchant sur mes talons, sorties du même bus, s’inquiétaient : «J’espère qu’il y aura du monde!» Personne ne savait vraiment à quoi s’attendre. </p><p>J’ai fini par remarquer que des marcheurs confluaient vers un point qui semblait à peu près le même, alors comme le spectacle d’une nuée d’oiseaux qui change subitement de direction, traçant au-dessus de nous des formes instinctives et mouvantes, nous avons fini par nous suivre. </p><p>Je ne voyais pas encore le kiosque que déjà je savais que l’événement me bouleverserait. C’est que, voyez-vous, les plaines d’Abraham, elles sont pleines de boursouflures, en fait, et le Pavillon est bien assis au fond d’un creux. Avant d’y arriver vraiment, avant de voir de mes yeux ce qui s’y passait, j’ai senti comme un long frisson la clameur de la foule et ses applaudissements : on venait d’officialiser le lancement du Moulin à paroles. </p><p>Le nom de l’événement était particulièrement bien choisi: les gens arrivaient sur le site et en repartaient, comme dans un moulin. On venait y chercher quelques paroles à la volée, comme une farine dont on aurait eu besoin pour survivre. Des enfants qui savaient à peine marcher, des familles, des têtes blanches, oui, mais des jeunes aussi – c’est sûr que je fausse un peu les données avec autant de fils gris dans la tignasse à mon âge, mais il me semble tout de même qu’on a sous-estimé la présence de la jeune génération sur place. On avait apporté son chien, son pique-nique, son vin, son drapeau, sa petite monnaie aussi, pour palier au manque de financement provoqué par le retrait de la subvention provinciale. Une quête, la célébration de la parole… Décidément, on ne se déleste pas si facilement d’une forte tradition catholique.</p><p>Et tout ce beau monde écoutait, couché dans l’herbe en robe d’été ou assis en ligne sur des chaises de camping, les yeux fermés ou en regardant le ciel, l’écran de Vox ou les lecteurs minuscules plantés loin devant, déclamer tant bien que mal des textes tantôt poignants, tantôt révoltants, toujours signifiants. </p><p><a href="http://www.voir.ca/blogs/popculture_saguenay/MoulinParoles21.jpg"><img src="http://www.voir.ca/blogs/popculture_saguenay/MoulinParoles21.jpg" style="width:309px;height:206px;" align="right" border="0" width="309" height="206" hspace="9" alt="" /></a>Comme d’autres, j’ai pleuré. Quand Luc Picard a relaté le Grand Dérangement. Quand Jekill (Muzion) a déclamé Speak White. Quand comme un seul homme la foule s’est levée pour saluer Françoise Sullivan après sa lecture, fragile et sincère, du Refus global. Quand on a chanté À la claire fontaine d’une seule voix. Quand une femme Inuit, comme nombre d’Amérindiens pour eux-mêmes avant elle, a déclaré : «il est temps de dire merci aux Inuits pour avoir contribué à l’histoire du peuple québécois». C’était si vrai. </p><p>En quittant la place, la foule s’est répandue comme une marée noire, se séparant pour mieux couler dans le sillon des rues de Québec, laissant flotter ici et là un fleurdelisé ou un drapeau des patriotes. Un déversement qui a fini par se dissoudre dans le flux normal de la ville. </p><p>Personne ne savait vraiment à quoi s’attendre. Mais sans doute avait-on prévu le pire. C’est ce que j’ai conclu lorsque, sur mon départ, j’ai vu passer un autobus de la police. Exactement comme ceux que j’avais fui, il y a plusieurs années, lors du Sommet des Amériques, qui s’étaient vidés de policiers casqués, matraque à la main. Et plus loin, dans une autre rue, le hasard m’aura aussi fait croiser un panier à salade, blindé, qui quittait les lieux sans précipitation. </p><p>On a dit beaucoup de choses du Moulin à paroles. Certains ont fait la vierge offensée parce qu’on avait osé applaudir et hurler de triomphe après la lecture du manifeste felquiste par Luck Mervil. Pourtant, peut-être que ce qu’on célébrait alors, ce n’était pas les actes des membres du FLQ, qui ont balafré l’histoire québécoise comme d’autres avant eux, mais plutôt la victoire de la liberté d’expression sur les pressions et la censure. </p><p><a href="http://www.voir.ca/blogs/popculture_saguenay/MoulinParoles05.jpg"><img src="http://www.voir.ca/blogs/popculture_saguenay/MoulinParoles05.jpg" style="width:192px;height:289px;" align="left" border="0" width="192" height="289" hspace="9" alt="" /></a>Ce que je retiendrai pour ma part, c’est qu’au contraire, un drapeau canadien a flotté là sans jamais susciter de hargne; qu’un fédéraliste comme Benoît Bouchard a pu lire devant plus d’un millier de personnes, majoritairement en profond désaccord avec son option, et pourtant, pas une huée, pas un commentaire déplacé. Ce qui s’est incarné là au Pavillon Edwin-Bélanger se trouve à mille lieues de l’image fasciste que certains voudraient bien accoler aux mouvements indépendantistes. C’était un rassemblement, avec tout ce que signifie ce mot, le rassemblement de toutes les forces vives, de tous les conquis, Acadiens, Amérindiens, Canadiens français, Québécois.</p><p>Je ne sais plus compter combien de personnes, depuis mon retour, mon dit qu’il était nécessaire de refaire l’exercice, partout, jusque dans notre région. Ce serait certainement louable. </p><p>Et si c’était ça, notre fête nationale? Enfin, on se souviendrait.</p>