Complètement Martel

Les alouettes s’endorment

<p>C’est un vieux bouquin décati, sentant la poussière et le papier jauni. La colle caramel de sa reliure devenue cassante, ce n’est qu’avec une délicatesse de tous les instants que j’arrive à l’ouvrir sans en arracher les pages. </p><p>Il fait partie de toute une collection de pareils comme lui, des livres à la tranche usée, au papier épais, au couvert rondi, qui ont trouvé le chemin de chez moi. Entassés dans une valise par quelqu’un qui me connaissait bien, ils sont un jour apparus près de la porte de l’appartement, laissés là comme un couffin molletonné couvrant une petite chose mugissante. </p><p><img src="http://www.espritsnomades.com/sitechansons/leclercimages/leclerc1.jpg" title="leclerc" alt="leclerc" align="right" height="466" hspace="9" width="335" />J’y ai trouvé des éditions lues et relues d’<i>Adagio</i>, de<i> Pieds nus dans l’aube</i>, du <i>Fou de l’Île </i>et d’autres encore, ici un essai de Bourgault, là <i>Les Gens de mon pays</i>… Une valise lourde de l’héritage de ceux qui sont passés avant moi, qui ont cru avant moi, qui ont été déçus et qui ont pleuré, sans doute, avant moi.</p><p>Des briques nécessaires quand vient l’heure de reconstruire cette bibliothèque dont le feu a fait table rase. </p><p>Quand j’ai su que Claud Michaud venait présenter son spectacle hommage à Félix Leclerc au Côté-Cour, je suis allé dans le coin de ma chambre où s’empilent les quelques livres que j’ai recommencé à accumuler. Je me suis agenouillé là comme un prieur se penche quand il sait qu’il existe bien plus grand que lui. Puis j’ai feuilleté l’un et l’autre des livres de Félix qui s’y trouvaient, comme on ouvre des albums de photos, pour se donner l’impression de se souvenir.</p><p>Mais ce vieux bouquin qui me colle à la paume, lourd des années de poussière qui se sont accumulées, ce n’est pas un album. Dans la lumière blafarde de ma lampe de lecture, je poursuis le souffle de Félix entre la respiration apaisante de mon amoureuse et celle, saugrenue, de ma chienne affalée tout près. Et je relis comme si c’était la première fois un extrait au hasard du Fou de l’Île en prenant garde de ne pas abîmer le livre. Je ne le terminerai pas. </p><p>Quelques pages tout au plus. Avant de rêver d’un cerf-volant fou fuyant le sol.</p><p>Pour la millième fois sans doute, je me demande: Qu’y a-t-il encore à dire de Félix? Pourquoi le chante-t-on encore? Il n’était pas un saint, et il faudrait être un peu naïf pour dire qu’il n’a fait que du bon – à moins d’occulter une bonne partie de son théâtre et de tolérer ce petit côté moraliste qui marque particulièrement la première partie de son œuvre.</p><p>On préférera se souvenir d’un homme aux cheveux fous, au regard bleu, le pied sur une chaise, la guitare à la main. Pendant ses spectacles, il était gêné de prendre la parole entre ses chansons. Ce n’était de toute façon pas coutume à l’époque. Il chantait comme si c’était une besogne dont il venait s’acquitter, un labeur comme les autres. Rien de plus que le travail d’un autre personnage qui aurait pu peupler ses récits.</p><p>Pas un saint, pas un dieu. Juste un homme. Ou plutôt, on retient l’image d’un homme. Quelque chose comme une icône.</p><p>Je suis allé sur sa tombe plus souvent que sur n’importe quelle autre. La dernière fois, c’était en quittant les plaines d’Abraham, à la fin du Moulin à paroles. Avec Gilbert Talbot, un poète saguenéen croisé pendant l’événement. </p><p>Avant de revenir au pays, nous avons donc détourné notre route jusqu’à l’Île, comme si ça allait de soi. Là-bas, acheté quelques pommes. Marché sur l’herbe du petit cimetière. Trouvé la pierre sobre derrière un monticule de souliers usés, de fleurs séchées, de messages griffonnés au dos d’un napperon, sur la page déchirée d’un calepin ou d’un agenda.</p><p>J’ai beau le citer ici et là, relire ses textes par bribes quand je mets la main dessus, réécouter régulièrement ses chansons, me pencher occasionnellement sur sa sépulture, au fond, je ne sais pas grand-chose de cet homme. Il est cette chose qui vole. Comme un cerf-volant échappé d’un livre ou d’un rêve, qu’on chercherait à retrouver. </p><p>Est-ce nécessaire d’y arriver? Non, seulement de continuer à avancer, de savoir ouvrir les yeux, d’être attentif. Car la vie est un voyage dont la destination importe moins que le parcours.</p><p>Je referme doucement mon vieux livre, le dépose comme un objet précieux près du lit, éteins enfin ma lampe. Ce n’est pas si important, de savoir qui il était. Ce qui importe, c’est ce que j’ai fait de lui. Dans ma tête, dans mes écrits, comme dans ma vie. Une pile de livres dans un coin de ma chambre. Un pèlerinage ponctuel.</p><p>Et un jour, tout bonnement, une chronique. En maugréant devant toutes les alouettes qui ne connaissent plus la colère. Qui se sont endormies depuis son départ.<br /><br /></p>