<p>C’est drôle comme la vie nous change. Il y a quelques années, avant de prendre les rênes (et le collier) de ce journal, j’étais d’une gêne quasi maladive. Ce n’est pas une farce. Mon amoureuse disait de moi que j’étais un peu sauvage. Elle n’avait pas tort. Je considérais que je n’avais rien à dire. Et que dans ce cas, on n’a rien de mieux à faire que se taire.</p><p>Devant mes étudiants, j’arrivais à faire abstraction de ma gêne. J’enfilais mon costume de professeur, je jouais un rôle, ça fonctionnait plutôt bien. Mais en dehors des murs de ma classe, je redevenais une bête effarouchée. </p><p>J’avoue que malgré tout, je vivais bien avec ça. Même si ça faisait de moi le pire candidat pour n’importe quelle entrevue d’embauche. J’aurais d’ailleurs dû prendre des notes, j’aurais pu écrire un livre sur les pires erreurs à commettre dans un tel contexte. Je serais devenu riche, c’est certain. Les gens aiment les personnages pitoyables.</p><p>Puis, quand j’ai commencé à jouer le rôle de journaliste – allez savoir comment j’ai pu y arriver, il y a sans doute eu une erreur quelque part –, j’ai dû «travailler sur moi-même», comme on dit. Entrevues téléphoniques, conférences de presse, rencontres avec certaines «célébrités»… J’étais juste un p’tit cul, dans ma tête, mais j’avais le droit d’y être. Si bien que peu à peu, ma gêne s’est effacée pour laisser place à quelque chose comme du plaisir. </p><p>Je ne sais pas si je serais meilleur qu’avant dans un entretien d’embauche, mais des entrevues, j’en ai fait au cours des années. Quelques centaines bien comptées. Je ne suis plus une éponge suintante avant chaque appel, je n’ai plus ce syndrome du p’tit cul qui me faisait tourner la tête au moment de parler avec une Chloé Sainte-Marie, un Fred Pellerin ou une Marie Chouinard. </p><p>Ça ne signifie pas que je ne suis plus impressionné. On le reste toujours un peu. C’est essentiel. <br /><br /><b>Rien à dire</b><br /><br />Il m’arrive de devoir faire des entrevues que je décrirais comme exclusivement professionnelles. Elles durent à peine 10 ou 15 minutes, parfois avec des gens qui n’ont rien à dire – alors, mon travail est de le leur faire dire quand même. </p><p>Je vous épargne la vacuité des propos qu’on s’échange en pareil cas. </p><p>Dans ces situations, j’ai toujours cette fâcheuse impression d’être une machine à écrire. Au mieux, un outil de traitement de texte. Au début de l’entrevue, on «part la cassette», comme les vieux disent dans le milieu journalistique. Vas-y, gâte-toi, mon homme, c’est toi qui es maître de ce que tu écris. Mais n’oublie pas de dire ça, ça et ça. Et surtout, ne dis pas ça. Et bla bla bla. </p><p>Quand ça m’arrive, je me convaincs que ce n’est pas pire que de faire n’importe quel autre travail. De se lever le matin et de mettre ses échasses pour plâtrer les murs d’une maison neuve. D’aller travailler derrière le guichet d’une caisse. Ou je ne sais quoi. <br /><br /><b>Ce qui doit être dit</b><br /><br />Heureusement, il y a ces autres entrevues qui durent parfois des heures. De véritables rencontres, qui se situent au-delà des nécessités du travail. Alors, il est impossible, en quelques paragraphes, de rendre compte de tout dans un article. </p><p>Chaque fois, je retourne chez moi avec un petit bagage de souvenirs que je ne pourrai véritablement partager avec personne. Un trésor d’une richesse inestimable.</p><p>C’est arrivé encore cette semaine lorsque, dans un petit café de la rue Racine, j’ai rencontré Marie Christine Bernard. Si cette auteure est à découvrir pour ce qu’elle écrit, elle l’est aussi pour la façon dont elle pense le monde. </p><p>Surtout, elle est un exemple pour la façon dont il faut envisager nos rapports avec les Amérindiens: «Je ne suis pas coupable de ce qui s’est passé. J’ai des ancêtres qui sont enterrés sur ce territoire aussi. J’ai de la résine d’épinette qui me coule dans les veines aussi. L’orignal, il me parle, à moi aussi. Il ne faut pas être démonisés. Il y a eu des aberrations, mais on peut réparer, et ça, ça va se faire ensemble, ça va passer par la reconnaissance de l’autre, réciproque.»</p><p>Selon elle, si nous continuons de nous approprier la culture amérindienne (le logo des Jeux olympiques de Vancouver n’est-il pas un inukshuk?) sans que n’aient lieu de véritables rencontres, nous serons coupables d’une grave folklorisation de leur culture: «Et faire un ethnocide, c’est rendre folklorique la culture qu’on veut détruire. C’est comme ça que le latin est mort…» </p><p>Pour l’auteure, il reste de l’espoir: «Quand Kashtin est sorti dans les années 90, c’était une curiosité. Mais le duo a ouvert une porte. Aujourd’hui, quand on entend Elisapie Isaac chanter en inuktitut, ce n’est plus une curiosité. On entend Chloé Sainte-Marie faire un disque complet en innu, on ne trouve pas ça bizarre. On est fiers de ça. Ça nous appartient un peu. Mais qu’on se l’approprie de cette façon, c’est merveilleux: c’est signe qu’il y a une reconnaissance de la part de la population québécoise de cette culture comme étant aussi partie prenante de qui on est. À un moment donné, on va se regarder en face l’un et l’autre, et on va se reconnaître.»</p><p>Une véritable rencontre, approfondie et respectueuse. Bien plus qu’un contact de surface, une approche qui permet de prendre le temps, de mieux se connaître. </p><p>C’est comme ça que Marie Christine Bernard a su faire fondre mon petit côté sauvage. Et c’est comme ça que les nations québécoise et amérindiennes pourront enfin marcher côte à côte.</p><p>Peut-être dans un nouvel État, qui sait? Bien des auteurs l’ont fantasmé.<br /></p>