Complètement Martel

L’énigme du détour

26 décembre, le soir. Il fait 26 degrés dans le couchant. Pas un frisson depuis des jours. Que du ciel bleu, de l’eau turquoise, du sable cassonade.

Vous l’aurez compris: c’est moi le cousin dont je parlais dans ma dernière chronique de 2009, celui qui a fait faux bond à sa parenté, préférant quelques jours de plage à la bombance des Fêtes. Entre les lignes, vous pouvez lire quelque chose comme un clin d’oil de complicité.

Maintenant, avachi sur une chaise d’été, le pied contre la balustrade du balcon de notre chambre d’hôtel, je respire l’air du Sud, embaumé par le sel, la chaleur humide et l’odeur «cuirée» d’un cigare dont on fait danser le tison un peu plus loin sous un cocotier. Dans la tiédeur tropicale, sous le sourire bonasse de la lune étrangement penchée, les feuilles de palmier font des bruits de fleuret en se croisant sous un souffle léger. Et dans mes mains, L’Énigme du retour, de Dany Laferrière.

Je lis: «Ce n’est pas si facile que cela / d’être au même endroit / que son corps». Je crois que j’y suis, dans un de ces instants où tout concorde. Et ce sont sans doute les meilleures circonstances possibles pour faire la lecture de ce roman. Alors que je peux humer tous les jours le parfum des fruits frais, sentir leur jus me gicler en bouche, être épuisé de trop de soleil et d’une ivresse lancinante.

Bien sûr, Cuba n’est pas Haïti. Et Holguín n’est pas Port-au-Prince. Pourtant, j’ai connu: la foule compacte des places publiques; les hommes et les femmes entassés dans les bennes de camions qui servent au transport en commun; les paysans plantés au bord du chemin, leurs chevaux et leurs boufs de trait pour le labour. Ici, un enfant à vélo, tout heureux qu’un touriste lui ait donné une flûte à bec. Plus tard, une table à cartes au milieu de nulle part, sous un lampadaire de bord de route, pour étirer le jeu jusque dans la nuit. Et partout, les portes ouvertes des chaumières et les néons qui les éclairent.

Évidemment, pour moi, ce voyage est plutôt un détour qu’un retour. Je suis d’origine laurentienne, pas un Cubain. Je vois tout du regard original de celui qui vient d’ailleurs. C’est heureux: je déteste revenir sur mes pas. Il n’y a pas plus lourd que des retrouvailles. Sus aux voux convenus, aux étourdissants retours en arrière qui commencent par «t’en souviens-tu.?» et qu’on embellit toujours un peu trop.

Cuba n’est pas Haïti, je ne suis pas un écrivain en exil, je n’ai pas le fantôme de mon père collé aux baskets – comme jamais d’ailleurs – et je ne reconnais pas la chair des jeunes filles comme hurlante de beauté ingénue dans le paysage. Ce n’est pas pour ça qu’il fallait que je lise le roman de Laferrière. C’est seulement que parfois on a cette impression d’un instant parfait. Lorsque ce qu’on lit vient faire écho à ce qu’on vit. Et qu’en même temps, ce qui est vécu s’ajoute comme un frisson à notre expérience de lecture.

C’est de ça que je parle. D’un instant parfait.

Lire L’Énigme du retour à cet instant précis a quelque chose de presque mystique. C’est une expérience que je n’ai jamais vécue autrement qu’avec un livre.

Pas besoin d’aller si loin pour y goûter. J’ai mémoire de pareils moments simplement calé dans mon divan, alors que joue la musique idéale, ou dans la cour avec le parfum discret des fleurs du printemps, dans la fraîche qui persiste avant que ne s’impose l’été.

Le livre meurtri

Derrière notre dos, l’immense porte vitrée de notre habitación. Les enfants dorment calmement dans le vrombissement monotone de l’air climatisé. Il y a deux télés, l’une dans la chambre, l’autre dans le petit salon. Elles sont éteintes depuis notre arrivée. Parce que personne chez moi ne maîtrise assez l’espagnol pour en profiter. Et parce que TV5, ce n’est pas toujours intéressant.

Alors nous lisons comme des forcenés, comme des condamnés à l’exil qui n’ont plus rien d’autre à faire. Ou des condamnés à mort, dont les heures seraient comptées, et qui ne pourraient se libérer qu’entre les couvertures de quelque bouquin.

J’ai le cour serré de m’en rendre compte. Mais il est vrai que la télévision tue le livre. Mon amoureuse, qui en est à son troisième roman depuis notre arrivée, acquiesce distraitement en tournant la page.

Il faudra éteindre plus souvent à notre retour. Ça ressemble à une résolution, ça.

J’ai envie de vous laisser sur cette phrase de Laferrière: «On ne meurt pas tant qu’on bouge.» Je reviens avec cette envie de bouger. Tiens, je crois que je vais aller m’acheter un livre.