J’étais le premier assis dans cette petite salle de l’université, baignée par la lumière mêlée de l’hiver soufflant ses poudres dans la grande fenêtre et du néon clignotant. Quelques autres étudiants ont fini par venir me rejoindre juste à temps pour l’arrivée du conférencier.
Bruno Roy est entré comme une bourrasque qui se serait engouffrée dans la classe, un peu en retard à cause de l’état des routes. Personnellement, je m’en allais entendre celui qui avait dirigé l’Union des écrivains. Je ne connaissais pas trop l’homme, en fait, j’étais surtout impressionné par le titre.
Une fois terminée son introduction, avec une simplicité désarmante, il nous a parlé de son vécu d’orphelin de Duplessis, de ce combat épique qui s’est achevé en 2001 par une indemnisation gouvernementale.
Quand les orphelins ont voulu qu’il porte leur flambeau, Roy n’a pas tout de suite été à l’aise dans cette position, mais il a eu tôt fait de comprendre l’importance du rôle qu’il avait à jouer. Les autres orphelins, privés d’éducation pendant leur internat, restés sans instruction pour la plupart, ne connaissaient pas les mots qui avaient la puissance nécessaire pour faire bouger les choses. Leur langage ne trouvait pas d’écoute auprès des élites politiques et religieuses.
Rien ne le prédestinait à un doctorat en littérature, qu’il a pourtant terminé avec succès (il a signé une thèse traitant de la chanson québécoise). Comme plusieurs autres, Roy avait essuyé un faux diagnostic de débilité mentale dans sa jeunesse, résultat d’un stratagème permettant aux communautés religieuses de recevoir une plus grande somme d’argent du gouvernement fédéral, qui déliait plus facilement les cordons de la bourse pour un enfant malade que pour un enfant sain.
L’apport de Bruno Roy dans la lutte des orphelins a été très important. Bien sûr, sa victoire n’a jamais été totale: 25 000 $ contre une enfance et une vie lourdement hypothéquées, c’est peu. Et l’Église n’a jamais présenté d’excuses pour les sévices infligés à de nombreux orphelins, alors que le gouvernement de Lucien Bouchard s’est excusé officiellement en 1999.
Surtout, il a su faire profiter les autres survivants des orphelinats de son instruction. Il leur a donné une voix, des mots pour faire comprendre leur implacable souffrance. C’est beaucoup. Parce que nommer la douleur, savoir la dire, la crier haut et fort, c’est déjà une libération.
Je me souviens que Roy parlait avec beaucoup d’affection de l’une des sours de l’orphelinat où il a séjourné jusqu’à 16 ans. Pour lui, cette femme a fait toute la différence. Sans elle, il n’aurait peut-être jamais su lire ni écrire. Comme beaucoup d’autres orphelins de Duplessis qu’il a défendus.
Le parcours de Bruno Roy montre comment l’instruction est l’arme la plus puissante contre l’avilissement. Mais il rappelle aussi que dans une société hypermédiatisée comme la nôtre, elle est bien plus une nécessité. On oublie trop vite qu’encore aujourd’hui des gens ne savent ni lire ni écrire. Et qu’une proportion encore plus grande n’a pas atteint un niveau de littératie suffisant – certains savent se débrouiller avec quelques mots usuels, mais ne peuvent comprendre un texte comme celui que vous êtes en train de lire.
Selon le Conseil des ministres de l’Éducation du Canada, une enquête internationale sur l’alphabétisation et les compétences des adultes publiée en 2003 révélait qu’au pays, 42 % des personnes âgées de 16 à 65 ans n’auraient pas les connaissances nécessaires pour «participer pleinement à l’économie du savoir». Environ neuf millions de personnes limitées, dans la vie de tous les jours, par leur compréhension déficiente de l’écriture. Qui préféreront se taire plutôt que de montrer leur faiblesse. Et pourtant, chacun mérite une voix.
Après sa conférence, j’avais échangé quelques paroles avec Bruno Roy. J’écrivais à l’époque une maîtrise sur l’utilisation du Tu pour la narration d’un roman. J’avais devant moi un auteur qui défendait la nécessité de dire Je. Effronté, j’avais argumenté, convaincu d’avoir raison. Depuis, j’ai fini par comprendre. Il faut dire, on a eu quelques fois l’occasion d’en reparler.
On ne peut pas toujours parler de l’autre, ni laisser l’autre parler de soi. Il faut savoir s’affirmer. C’était un peu ça, savoir dire Je. Dire haut et fort «J’existe». Comme les orphelins de Duplessis qui, par sa voix, ont pu dire Je. Et ainsi se faire reconnaître.
Et sans doute que, pour celui qui a collaboré souvent à la fête nationale québécoise et qui a siégé au comité du Mouvement Québec français, c’était un Je qui voulait être Nous.
Voilà que le Québec est orphelin d’un autre père.