La tête dans le rose de ses mains noires, les yeux secs comme quiconque a soif, il est assis sur un débris au bord de la rue. Devant lui, la poussière d’un quartier effondré et les ruines cuites par le soleil hurlant, la rue brunie par le sang séché d’un corps qui a traîné là trop longtemps. C’est le silencieux spectacle qui s’offre à lui.
Après 14 jours, la terre tremble encore et le corps a mémoire de la panique. Il est sorti dans la rue avec précipitation, rejoignant tous les autres affolés. Depuis, ils se sont dispersés. Lui est resté là. Et il regarde, impassible, le vent qui fait des petits tas en se coulant dans les décombres.
Il ne crie pas, ne frappe pas. Il a chanté, comme d’autres, a prié, beaucoup, et s’est retourné vers lui-même. Il y a des souffrances telles qu’elles ne peuvent être résumées par aucune phrase. Les seuls mots qui l’approchent sont ceux qu’on pousse vers les fosses communes.
Il a tout perdu. Le peu qu’il avait, des membres de sa famille. Comme ses voisins. Il a entendu pleurer une mère toute une nuit, calmement, par le trou béant du toit éventré. Elle croyait garder pour elle ses larmes ravalées. C’était sans compter l’écho du ciel.
Plus de 3000 km au nord, Haïti offre un tout autre spectacle. Celui des enfants, des femmes, des hommes entassés dans les camps, bien sûr; celui des charniers qui continuent longtemps de hanter l’imaginaire, il va sans dire. Mais c’est aussi le spectacle de la démonstration de force d’une générosité rarement vue.
Partout, les initiatives se multiplient. Concerts de bienfaisance, spectacles-bénéfice. Même dans la région, on y a droit. C’est bien parfait pour moi. Mais je me demande tout de même. Pourquoi le don doit-il faire du bruit? Est-il nécessaire que la générosité devienne une grand-messe?
Charité bien ordonnée commence par se taire, il me semble. C’est si simple de faire un don et de fermer sa gueule. Trop simple, sans doute.
C’est le syndrome de la prière. Si vraiment on est sincère, même si on est maire, le don comme la prière devraient avoir la résonance d’une méditation. Vous ne saurez jamais si j’ai distribué une poignée de change pour me déculpabiliser de me vautrer dans mon opulence occidentale tandis que la misère humaine se tait sous le soleil haïtien.
Si le malheur n’a pas besoin d’être crié, le don ne devrait pas non plus être une stratégie de revalorisation de l’image ni un spot publicitaire. Sus à la récupération du malheur des autres.
C’est bon pour notre premier ministre qui, dès le début, s’est servi de la situation, détournant à son avantage l’initiative de la gouverneure générale, Michaëlle Jean. Il ne se doutait sans doute pas que cela lui servirait autant lorsque Paul Martin a choisi la chef d’antenne, autrefois petite fille d’Haïti, pour occuper la vacance de ces fonctions «suprêmes».
C’est bon aussi pour les grandes compagnies qui, en plus de voir leur don transformé en crédit d’impôt, mettent en scène leur propre générosité pour se faire un maximum de publicité. Vous voyez comme on est gentils? Qu’on se le dise, pour un moment limité, les interurbains ne coûteront rien en direction d’Haïti.
Enfin, c’est bon pour tous ces artistes qui ont couru se braquer sous les projecteurs médiatiques. Je ne doute pas de la bonne foi de plusieurs d’entre eux, dont un certain nombre sont touchés de près ou de loin par la catastrophe, mais pas nécessairement. Or, toute bonne foi a une fin. À la limite, on peut faire beaucoup, mais faut-il le faire sous les feux de la rampe?
À ce sujet, Fabien Loszach, doctorant en sociologie à l’UQAM, signait un excellent papier dans Le Devoir du 26 janvier, sous le titre Quand le showbiz s’empare d’Haïti. «C’est bien de cela qu’il s’agit: la mise en scène de la charité, de la solidarité et de la mise en spectacle du Bien par des artistes vertueux, pleins de bons sentiments et de compassion, censés nous sensibiliser du haut de leur humanisme.»
Combien de gens sont allés offrir leurs services en Haïti, bien avant son terrible séisme? Combien ont apporté leur soutien, financièrement ou à la force des bras, au développement récent du pays le plus pauvre des Amériques? Ont-ils eu besoin de transformer leur vie en représentation spectaculaire?
Et faut-il absolument acheter un spectacle pour donner quelques dollars de sa poche? La générosité ne pourrait-elle pas être gratuite, totalement gratuite, pour une fois?
Pendant qu’on se fait une fête d’une autre exotique tragédie, devant le spectacle incessant de la crise humanitaire qui tourne en boucle sur les chaînes spécialisées, les politiciens s’inquiètent d’une nécessaire transparence dans la façon dont Haïti dépensera l’aide internationale. Et on réfléchit. On a même statué qu’il faudra 10 ans pour reconstruire Haïti.
Reconstruire. Je me demande encore si c’est le mot juste.
En attendant, quelque part au sud, un homme est assis devant rien, en silence dans un nuage poussiéreux. On ne le voit pas, on ne l’entend pas. Et il ne sait pas qu’ici l’argent, même donné, doit être sonnant.
Quel plume! C’est toujours un plaisir qui se renouvelle à chaque semaine que celui de te lire.
Merci