Complètement Martel

Petit traité d’oubli

Tout abandonner. Juste pour du beau. Laisser là tout ce qui s’appelle responsabilités. Se secouer comme si on pouvait de cette façon tout évacuer: les préoccupations, les craintes, les frissons désagréables.

Oublier que l’on vit à Saguenay. Qu’on n’a à peu près plus de salle de spectacle qui mérite ce nom. Qu’on laisse le patrimoine s’effondrer au centre-ville, dans le silence, les yeux fermés; que personne n’était dans la rue Savard quand la Bouquinerie Jacques-Cartier a trouvé son destin dans la poussière, mangée par les puissantes mâchoires des démolisseurs.

 

 

Bouquinerie Jacques-Cartier au matin de sa démolition. (crédit: Jean-François Caron)

 

Oublier que le principal diffuseur de la région vient d’être liquidé. Que nos instances municipales ne voient dans les inquiétudes du milieu culturel qu’une litanie lancinante d’enfants gâtés. Que devant cette attitude, les artistes se braquent. Et qu’en face d’eux, encore plus, Pierre Mazurette, nouveau directeur de Diffusion Saguenay, se retranche derrière les meurtrières du dénigrement. Oublier que le débat diffusé par Radio-Canada en début de semaine n’aura rien changé, sinon qu’il aura montré que les deux duellistes continuent de marcher dos à dos, aucun d’eux n’étant prêt à revenir sur ses pas. S’éloignant de plus en plus de tout consensus possible.

Oublier que l’on vit au Québec. Que des malades meurent dans les couloirs des hôpitaux et que tout ce qu’on trouve à redire, c’est que c’est la faute de l’ancien gouvernement. Même si on est là depuis trois mandats, soit près de sept ans. Oublier sept ans.

Oublier que le gouvernement provincial, plutôt que de sortir sa loupe du tiroir, préfère porter des oillères pour surtout ne pas voir que le milieu de la construction est gangrené jusqu’à l’os. 

Oublier qu’on est encore obligés de se battre pour notre langue et notre identité. Qu’on passe encore pour des racistes dans le Globe and Mail parce qu’on refuse que la liberté de religion prime sur les droits des femmes et sur tout le reste. Alors que tout ce qu’on veut, au fond, c’est chanter avec Daniel Boucher que c’est à notre tour d’ouvrir la maison chez nous, pis de pas se gêner pour dire qu’on l’aime, pis que c’est de même que ça se passe, de même qu’on a le goût que ce soit.

Oublier que l’on vit au Canada. Que le pays est dirigé de la main droite par une poignée de conservateurs dont les techniques de marketing politique s’inspirent des campagnes de salissage à l’américaine.

Oublier que le Parlement peut être prorogé en toute impunité, sans que les portes de nos maisons ne s’ouvrent à la volée, dans un bruyant claquement multiplié par milliers, pour qu’on se jette dans la rue afin de hurler notre profond désaccord avec ces stratégies d’évitement. Oublier toutes les questions que le gouvernement veut éviter, aussi, sur l’environnement, le transfert des prisonniers afghans, la torture, Droits et Démocratie, Omar Khadr.

Oublier qu’à tous les niveaux de gouvernance, on trouve des traces d’ingérence. Qu’à tous les paliers, on s’inquiète de possibles cas de copinage, avec des évaluateurs, des entrepreneurs, des pétrolières… Qu’on accepte même seulement l’idée d’une telle éventualité sans arracher notre chemise.

Oublier que la démocratie n’a rien à voir avec tout ça, quoi qu’en disent certains élus qui ne sont démocrates qu’au jour de l’élection.

Vous me suivez? Vous venez faire un tour?

Pour oublier, plonger dans le delta de lumière chaude que le soleil fait couler sur la ville. Les joues rougies par la fraîche de mars, sentir quand même que les rayons sont chauds à mesure qu’ils nous frottent la peau.

Marcher la ville d’un bout à l’autre s’il le faut, de La Baie à Jonquière, se rendre à Alma, en se moquant du ruissellement brunâtre des eaux de fonte sur les trottoirs, et du vent qui soulève des tempêtes de poussière laissée par l’hiver.

On se soignera tous ensemble par quelque mixture permettant l’amnésie, si ça se peut. Sinon, on s’accrochera à ce qu’on trouvera de beau. Dans le paysage. Dans le sourire des autres passants. Ou alors, là où l’art se pointera.

Parfois, je me dis que ce doit être un peu à ça que sert la culture. À évacuer tout le reste. C’est à se demander pourquoi les gouvernements n’investissent pas plus dans ce secteur. Soupape par excellence, l’art pourrait être l’opium de notre peuple.

Moi qui aime l’ivresse, ma vie friserait continuellement le delirium tremens. Je m’abandonnerais à cette vie crasse, me vautrant dans l’absence et l’ignorance. Comme d’autres devant le téléviseur. Et on finirait par me retracer sous un pont, comme l’Edgar de Jean Leloup, retrouvé gris dans le canal.

Je serais saoul de création. Et alors que je sombrerais dans cette absence, les politicailleries pourraient suivre leur cours sans que je n’en glisse le moindre mot.

Dire que tout ça vient d’un mardi ensoleillé.