L’Île du chroniqueur
Restez sur votre île.
C’est ce qu’elle m’a dit avant de raccrocher, sur le ton du dernier clou qu’on enfonce dans le cercueil d’une conversation qui ne pouvait mener nulle part. La dame, au bout de son argumentation malgré une passion inépuisable, semblait déçue (c’est un euphémisme) de voir que ma plume ne servirait pas sa cause. J’ai eu beau lui expliquer que ce n’était pas par choix, que ça n’enlevait rien à la pertinence de ses démarches, son verdict n’allait pas changer d’un iota: restez sur votre île.
C’est vrai qu’il n’y a peut-être pas plus seul qu’un chroniqueur. Il faut avoir un regard posé sur tout ce qui se passe, n’être jamais d’un côté ou de l’autre de la clôture. Plutôt faire la corneille, jouquée sur un pieu à crailler pour attirer l’attention sur ce qui se produit, justement, des deux côtés de la barrière de pruche.
Quand on a une approche sérieuse de la chronique, il faut être totalement indépendant, au risque d’avoir l’air un peu farouche aux yeux de ceux qui voudraient bien qu’on les appuie.
Parmi les valeurs fondamentales du journalisme énoncées dans le guide de déontologie des journalistes du Québec, proposé par l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ), on note cette primordiale indépendance «qui maintient [les journalistes] à distance des pouvoirs et des groupes de pression». Cette distance dont il est question ici est particulièrement importante pour l’AJIQ, qui estime que les journalistes «doivent éviter tout comportement, engagement ou fonction qui pourraient les détourner de leur devoir d’indépendance, ou semer le doute dans le public».
Dans un monde où certains de nos élus donnent l’impression de se vendre à des intérêts particuliers – au moment où j’écris cette chronique, Marc Bellemare laisse toujours flotter une aura de mystère autour d’hypothétiques malversations au Parti libéral du Québec -, il est sans doute étrange de se résigner à de telles contraintes. Et quand on entend le maire Jean Tremblay se défendre de s’exposer à l’éventualité de faire de la propagande politique avec son émission Place au maire parce que de toute façon, «les journalistes aussi ont des opinions», cherchant à saper la crédibilité de ceux qui défendent la nécessité d’une neutralité, j’ai sans doute l’air de m’en faire pour des peccadilles. Mais personne ne pourra dire que je ne suis pas authentique.
Bien sûr, mes analyses me mènent souvent à prendre position, particulièrement pour tout ce qui touche les enjeux culturels de la région – c’est le rôle d’un chroniqueur. Mais ça ne signifie pas que je puisse m’associer, d’une manière ou d’une autre, à des organismes, même si les objectifs de certains concordent avec les miens, et même si, à un moment donné et dans un dossier particulier, nous avons des affinités de points de vue, découlant sans doute d’une analyse des mêmes faits.
Par exemple, même si je suis un auteur, je n’ai jamais joint les rangs de l’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie (APES). Pourtant, le rôle de l’APES est nécessaire, et l’organisme aurait bien besoin de renfort. Aussi, il y a quelques années, lorsque j’ai endossé le rôle de chroniqueur et accepté les responsabilités qui incombent à cette fonction, j’ai dû me désengager de mon implication personnelle au sein du mouvement de création sous contrainte 3REG. Cela signifie-t-il que ces organismes ne méritent pas mon attention? Absolument pas. Ce dont il est question, c’est de mon indépendance intellectuelle. Je dois être libre devant tous, et en tout lieu. Imaginons un instant qu’un organisme duquel je serais membre, ou qu’un comité duquel je ferais partie, prenne une décision discutable. J’en ferais quoi?
Il y a tellement de soumis dans notre milieu. De pauvres types qui suivent la ligne de parti, d’employés qui se taisent. Des gens qui ont les mains liées et qui, à cause de leurs attaches, sont incapables de dénouer le noud qui les retient de s’engager dans la voie d’une prise de parole.
Je paie parfois cher pour cette indépendance qui me jette, semaine après semaine, sur une île déserte. Et devant certaines initiatives qui se mettent en branle, j’ai parfois l’impression de manquer le bateau. Mais ce n’est qu’à ce prix que je peux continuer de jouer ce rôle qui m’est imparti. Et je suis témoin de tous les départs. Déjà, ce n’est pas rien.
Alors encore cette semaine, je vous souhaite la bienvenue dans mon archipel, qui se déploie un peu plus à chaque chronique. Certaines îles sont plus pauvres, évidemment, d’autres laissent un meilleur souvenir, mais l’invitation est toujours la même. Ça vous fait des petites vacances pas chères, du sable entre les orteils – ou dans l’engrenage.
Pop culture est un archipel. Pas souvent paradisiaque. Mais j’y suis libre.
The Columnist (le chroniqueur)
Extrait photographique d'une performance web
Hiver 2009
En écrivant ma chronique, j'ai repensé à ce projet de John Boyle-Singfield. Ce dernier a accepté de me laisser publier cette photo et explique le titre de l'oeuvre ainsi: «C'est une performance.tv que j'ai réalisée sur le web à l'aide du site
ustream. Je me suis enfermé durant 6 heures chez moi. les gens pouvaient
me regarder, même m'envoyer des commentaires en direct. Je l'ai
intitulée The Columnist (le chroniqueur) pour la poésie, le 2.0 et la
relation entre le spectateur et moi-même.»
John Boyle-Singfield expose Illuminations, à l'espace Plate-Forme du centre d'artistes Le Lobe, jusqu'au 16 avril.
LE POUVOIR EST DANS L’INFORMATION
La solidarité à une cause, ne passe pas nécessairement par le fait de tenir la même pancarte de revendications. Chacun, dépendant la chaise occupée, peut rencontrer des limites dans sa prise de parole.
J’ai moi-même écrit sous le couvert de la confidentialité, me disant que je ne pouvais pas prendre parole officiellement, au risque de me mettre à dos une « clientèle » ou des bailleurs de fonds à qui je devais m’adresser dans le cadre du travail que j’exerçais, il n’y a pas si longtemps encore.
Je me souviens des commentaires d’une bonne amie qui me disait qu’il fallait être stratégique et savoir passer par d’autres voix alliées quand la chaise que l’on occupait, ne nous permettait pas une prise de position officielle. J’ai perdu quelques contrats en cours de parcours, pour avoir trop parlé et dénoncé et aujourd’hui, je me demande si cela a vraiment servi. Ce que je sais par contre, c’est que ça m’a desservi bien des fois.
Monsieur Caron, vous faites votre travail de manière très professionnelle et malgré cette neutralité ou objectivité que vous souhaitez, vous ne restez pas silencieux. Vous informez et c’est à chacun de faire le reste du chemin avec l’information transmise. Il est tout de même évident que votre parti pris est celui de la culture, mais vous faites confiance que le milieu se prend en charge pour défendre ses intérêts, sans que vous vous sentiez l’obligation de jouer au sauveur, ce qui vous placerait en bien mauvaise position dans les circonstances.
Je questionne plutôt ceux et celles qui occupent plusieurs chaises, qui sont supposé, selon certaines chaises occupées, prendre position officiellement comme représentants(es) d’un ensemble de membres et qu’ils ne le font pas, pour protéger leurs intérêts personnels ou ceux de leur propre organisation. Mais comment juger? C’est le devoir de chacun de s’informer et idéalement via des sources d’informations diversifiées. Le pouvoir est dans l’information et à ce titre monsieur Caron, je considère que vous êtes un allié à la cause culturelle, car vous informez, même en étant parfois seul sur votre Île.
Paradoxalement, je trouve que la chronique est la forme de journalisme qui confère la plus grande liberté au journaliste, bien que vous semblez y trouver un certain isolement. La chronique permet d’exprimer des points de vue beaucoup plus personnels, contribuant à un genre de catharsis, soit celle du chroniqueur ou du lecteur. S’installe alors un échange réel, mêm s’il peut paraître difficilement quantifiable à travers le vécu de chacun d’eux.
À l’inverse, le journalisme d’enquête, les faits divers et les causes portées à bouts de bras, peuvent contribuer à un sentiment de solitude des plus communs.