Ça fond. La dentelle des gouttes qui tombent du toit filtre le soleil qui se cogne à la fenêtre. Lui veut entrer, moi je voudrais sortir.
Et encore, ça fond. Dans la cour comme dans le Nord.
Ici, c’est normal. Après l’hiver, le printemps. C’est un cycle millénaire, et même depuis l’invention des minutes et des secondes, on continue de vivre à ce rythme.
Ici, c’est normal que ça fonde. On trouvera tout de même étrange que la saison dernière ait été si chaude. Merci El Niño, on a passé de bons moments avec toi.
Donc ici, ça va. Mais dans le Nord. Ça fond.
Le Grand Nord. Riche source pour l’imaginaire. Sa rigueur, son intensité, sa lumière, ses nuits polaires, son soleil de minuit.
«Peut-on mémoriser un iceberg?», se demandait Pierre Perrault. Peut-être pas comme un mot qu’on retient. Ni comme un visage dont on se souvient des traits. Mais bientôt, il faudra bien qu’on fouille dans notre mémoire pour retrouver le moindre iceberg. Car au rythme où ça fond, les glaciers auront tôt fait de cesser de vêler. Et alors, quand on voudra raconter à nos enfants les grands naufrages comme celui du Titanic, ils nous regarderont d’un air perplexe. Vous verrez, ça viendra vite.
Dans le golfe, pas de banquise cette année. On ne mangera pas beaucoup de phoque sur les Îles. Brigitte Bardot, son armée de détracteurs de la chasse et de pions antifourrure peuvent se frotter les mains de satisfaction. Peut-être qu’ils devraient profiter de ce temps qui s’offre à eux pour se trouver enfin des arguments valables. Ou concentrer leur énergie là où ça compte.
Parce que pendant ce temps à Chelsea, une tablée de diplomates se déchire le Nord. Comme si c’était normal.
On se déchire le Nord comme des charognards se disputent une carcasse encore tiède. Il n’est pas encore fondu qu’on le coule.
Diplomatie oblige, on parle de coopération plutôt que de confrontation. Canada, États-Unis, Danemark, Norvège, Russie, les représentants de chaque nation se présentent, tout sourire devant les caméras.
Or, ce ne sera pas toujours pour sourire qu’ils montreront les dents. Il ne faut pas s’y méprendre. On se doute que dans le sous-sol du Grand Nord se trouvent des richesses qui n’ont rien à voir avec l’imaginaire. Ce sont surtout des ressources naturelles, minières et énergétiques qui font briller les yeux des dirigeants des pays qui frangent le Nord. Chacun voudrait bien mettre la main sur ce pactole. Et c’est sans compter la voie qui pourrait s’ouvrir, un Panama du Nord gigantesque. Et ce que ça vaut.
Quand j’étais p’tit cul, le Nord était un monde de glace imprenable. Je suis allé l’explorer en rêve maintes fois en grimpant le banc de neige poussé derrière la maison familiale par le déneigeur. Pour moi, c’étaient des jeux de conquêtes nobles. Je voulais être le premier à y planter mon drapeau. Trouver le milieu du ciel, son plein centre, avoir l’étoile du Nord juste au-dessus de la caboche rien qu’une fois. C’était comme ça dans ma tête d’enfant.
Les rêves les plus fous de nos gouvernements ne sont évidemment pas ceux que j’entretenais secrètement à l’époque. Voir aujourd’hui les pays nordiques lorgner de ce côté oblige une grave prise de conscience. Non seulement ça fond, mais on sait maintenant que ça fondra encore, assez pour qu’on puisse envisager que tout investissement allant dans le sens d’une occupation du Nord sera rentable.
Bien sûr, l’évolution de la technologie et la rareté du pétrole y sont pour quelque chose. Il n’y a pas si longtemps, on enseignait encore aux élèves du secondaire que l’exploitation des sables bitumineux n’était pas rentable.
Mais surtout, on prend conscience que le climat ne se réchauffe pas qu’entre les diplomates des contrées nordiques. Et que certains pays n’ont pas avantage à ce qu’on cherche à freiner le réchauffement climatique.